La tranquillité du dimanche matin n'était plus à prouver, y compris sur le parking d'un internat. S'il avait eu le choix, ce n'était pas l'endroit qu'il aurait choisi pour effectuer quelques manipulations sur sa moto, pas quand il risquait de croiser n'importe qui de l'établissement, mais quel choix lui restait-il ? Dans son ancien appartement, il se servait de sa place de partking attitrée. L'espace étant réservé à une voiture, il avait toute la place pour s'adonner à son plaisir, et aucun regard curieux de ses voisins, habitués à le voir penché silencieusement sur son énorme monture. Au lycée par contre... S'habituer à supporter des colocataires avait déjà été une chose, même si sur les trois présents dans l'appartement, deux semblaient avoir pour lui autant d'intéret qu'il leur réservait. Le troisième par contre... si une photo dans l'encyclopédie devait illustrer le terme enquiquinneur, il devait probablement y avoir gagné sa place.
Le tout aboutissant au fait qu'il avait bien du mal à trouver des moyens pour être tranquille. En tempe normal, s'occuper de sa moto le détendait, à l'inverse de l'écriture qui demandait beaucoup de lui. Ici... il avait fini par se décider à une sortie de bon matin, se laissant tout de même un moment pour faire les niveaux et compléter si besoin avant de partir se balader. Raison pour laquelle il se trouvait dans un coin isolé du parking, debout à côté de la grosse yamaha qui paraissait démesurée par rapport à sa petite silhouette, un chiffon et de l'huile sur les mains alors qu'un bidon à moitié vide trainait à côté de la roue avant.

Si quelqu'un était passé à portée, il aurait surement eu du mal à reconnaître l'intendant. Le jeune homme si propre sur lui, toujours vétu d'un costume sombre, ou parfois d'un kimono maintenant qu'il n'avait plus de trajet à faire pour venir jusqu'à son travail, avait enfilé une tenue bien plus adéquate pour la moto, et le t-shirt blanc comme le pantalon de cuir complimentaient parfaitement sa petite silhouette menue mais le rendait méconnaissable, totalement éloigné de son image de japonais stressé et propret. Abandonnés au sol près de son casque, le lourd blouson de cuir et les gants étaient là pour arriver à lui donner sur sa moto l'illusion d'un gabarit qu'il n'avait pas.

Avec un de ses rares sourire, Ranmaru prenait son temps pour effectuer la tache devant lui, appréciant autant la préparation que le fait de rouler. Et le silence. Surtout le silence. Après des années à vivre en solitaire, la vie en colocation menaçait de le rendre dingue. Les autres, leurs regards curieux ou insistants et pire, leur voix. C'était épuisant. Les commentaires peu aimables, quand ils n'étaient pas franchement agressifs ou sarcastiques, de Ranmaru ne lui valaient même pas la paix : le rouquin s'entétait à opposer sa bonne humeur à tout le cynisme misanthrope de Ran, faisant baisser sa foi dans le genre humain de quelques points encore. Que lui fallait-il ? Qu'il le frappe pour arriver à le faire taire ? S'il n'avait pas été totalement non-violent, ou plus exactement incapable de frapper, il restait persuadé que même cet argument n'aurait suffit face à quelqu'un comme le jeune professeur.

Avec un soupir, il chassa ces pensées de son esprit, préférant se concentrer sur ce qu'il faisait. Bien vite, le sourire lui revint, et avec lui, quelques idées de scènes encore à travailler et incorporer dans son livre. Quoi de mieux qu'un moment de détente pour laisser germer les idées qu'il pourrait ensuite écrire plus tard dans la journée ?

Le départ de Jiro lui avait fait bizarre. Akutsu s'adaptait toujours très vite à son environnement. Le voir partir et l'aider pour ça lui avait finalement fait réaliser que le Japonais, à la manière d'un repère rassurant dans un monde en branle, était bien intégré dans son entourage. De fait, son absence s'était faite remarquer, à la fois pour les discussions manquantes – il n'abordait définitivement pas les mêmes sujets avec Dean qu'avec Jiro – et pour l'entretien de l'appartement. Un ménage très approximatif et une cuisine essentiellement commandée avaient eu tôt fait de passer derrière lui.

Le plus surprenant pourtant n'avait pas été les conséquences de son déménagement pour les trois colocataires. Ça, ils pouvaient s'y attendre puisque le professeur d'espagnol faisait auparavant office de femme d'intérieur – et avec le sourire en plus. Non, définitivement, le plus étonnant avait été la rapidité avec laquelle on l'avait remplacé, comme si l'intendant n'attendait qu'un départ pour s'inviter chez eux. Chez lui aussi, maintenant.

Curieusement, l'autre les avait pourtant esquivé. Avec un certain art en fait. Le roux s'était montré aussi sociable qu'à l'accoutumée pour l'accueillir, ne voulant pas se fâcher avec plus d'un colocataire à la fois – l'Anglais suffisait. Pourtant l'autre y avait répondu avec autant de sarcasme qu'il saurait en faire preuve ensuite. Ce n'était pas lui qui irait faire la cuisine pour tout le monde, c'était un fait, et si déjà il parvenait à lui arracher un jour un sourire, Akutsu s'en estimerait satisfait. Néanmoins, comme il n'était pas dit qu'il n'essaierait pas, il avait tenté à plusieurs reprises de l'approcher pour voir au-delà. En vain jusqu'à présent, mais l'exercice s'avérait être un jeu amusant.

Et ce matin-là, alors que leur premier dimanche depuis leur cohabitation était commencé depuis quelques heures à peine, il ne l'avait pas vu dans le salon. Mal réveillé de toute façon, il n'y avait prêté qu'une attention restreinte, saluant les deux autres lorsqu'il les avait vu avant d'aller se rendre présentable. Le temps était horriblement chaud dehors, un peu plus frais grâce à la climatisation à l'intérieur néanmoins. Akutsu avait fini par être tenté par une sortie en moto dans les montagnes, et joignant le geste à la parole, avait récupéré son blouson, son casque, ses gants et ses clefs avant de sortir pour se rendre au parking.

Quelle n'avait pas été sa surprise de voir le Japonais bien sous tout rapport en tenue de motard – partielle certes, mais le roux apercevait le reste non loin de lui – penché devant une moto qui devait faire deux fois sa taille. Il se l'était figuré austère, relativement traditionaliste, mais certainement pas... ainsi. Un large sourire étira ses lèvres alors qu'il trotta presque jusqu'à lui, le pas allègre et l'humeur au beau fixe. Une telle nouvelle ne pouvait qu'être bonne et il était ravi de trouver chez un colocataire un autre amoureux de la moto – à le voir s'occuper ainsi de sa monture, il n'en doutait pas une seconde.

« Bonjour Murakami-san ! »

Il s'arrêta à quelques pas de lui, hésitant quant à la suite. L'envie de s'arrêter, de lui parler d'engins à deux roues le taraudait. Certes, l'autre serait aussi sociable que d'habitude mais... Ils avaient un point commun et il n'était pas homme à laisser passer sa chance. Akutsu décida donc de faire le tour de la moto, admirant ses courbes et devinant sa puissances, avant de se mettre en poste à nouveau près de l'intendant, mais de l'autre côté.

« Belle bête. Je ne vous imaginais pas du tout amateur de ce genre d'engin. Vous l'avez depuis longtemps ? »

L'esprit ailleurs, les mains concentrées sur sa moto et parfaitement incapable de voir ce qui arrivait près de lui sur les côtés, Ranmaru sursauta comme un beau diable quand une voix trop connue se fit entendre non loin de lui. Voix qu'il avait rapidement appris à reconnaître et à associer à un sentiment de lassitude matinée d'agacement. Si dès le début il avait pourtant bien fait comprendre que la colocation n'était pour lui qu'une étape temporaire de sa vie, sans aucun fondement pour créer quelque lien que ce soit, le jeune professeur d'anglais ne semblait pas l'avoir compris de cette oreille et s'acharnait à venir lui pourrir la vie. Enfin à lui parler, ce qui revenait au même, d'autant plus qu'il n'était pas du tout sur des intentoins du décoloré à son égard. Son trop gros... enthousiasme ne pouvait que cacher une volonté plus sadique de venir lui casser les pieds.
Avec un soupir, l'intendant contempla l'huile qui avait éclaboussée ses mains dans son sursaut, zébrant sa peau pâle de taches sombres qui donnaient l'impression qu'il venait de développer pour l'instant une maladie de peau étrange et fulgurante. Sans mot dire, il referma le bidon et le déposa au sol avant de s'essuyer les mains avec le petit chiffon dédié et déjà marbré de taches noirâtres.

Déterminé à ne pas être ignoré, Moe se plaça directement en face de lui, à porté de regard. Comme bien souvent, il avait l'impression de se retrouver en compagnie d'un chiot remuant qui refusait d'être ignoré, et revenait à la charge en jappant tant qu'il n'avait pas obtenu les caresses escomptées. Il n'avait pourtant jamais eu l'impression d'être une baballe intéressante pour un chien trop excité...
Les yeux fixés sur sa moto, Ranmaru finit ses dernières vérifications. Quand il fut clair qu'il n'avait plus vraiment de raison de continuer à fixer sa moto, il releva les yeux pour regarder le jeune rouquin. Difficile d'avoir de lui une image d'un jeune professeur, ou même simplement d'un jeune japonais, alors que ses mèches presque écarlates manquaient de l'éblouir à chaque regard.

" Moe-san. "

Le nom resta suspendu un instant entre eux, instant pendant lequel Ranmaru hésita à répondre à la question ou à l'ignorer purement et simplement. Oui, il aimait la moto. Cela ne voulait pas dire pour autant qu'il comptait s'inscrire dansun club de passionnés et tomber dans les bras d'Akutsu pour la simple et bonne raison qu'ils avaient un point commun. Si le jeune homme pensait ainsi, il pouvait se mettre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Néanmoins, par pur politesse, et parce qu'il serait difficile de l'ignorer le temps qu'il finisse de ranger, s'habiller et monter sur sa moto, d'autant plus que, par expérience, il savait que l'autre ne se laisserait pas ignorer, mieux valait répondre. On ne pourrait lui reprocher sa... bonne volonté.

" Elle a un an, je l'ai changée quand est sortie l'édition limitée. "

Il ignora le reste de la phrase. Il savait qu'il n'avait pas la tête d'un passionné de moto, pas plus que le jeune homme n'avait l'allure d'un professeur d'anglais. Et honnétement, ce genre de discussion sur l'allure qui ne correspondait pas à l'être avait sa place dans les magazines féminins ou dans les pseudos discussions intellectuelles de personnes essayant de trouver quelque chose à placer dans une conversation, autre que le temps du jour ou les différentes colonnes des faits divers.

On pouvait s'y attendre : son nouveau colocataire ne se montrait pas plus sociable parce que, brusquement, Akutsu découvrait son goût pour les motos. C'était vraiment surprenant pourtant, autant que de le voir autrement que dans ses vêtements bien coupés ou, très fréquemment, en kimono. Le roux ne put d'ailleurs s'empêcher de laisser glisser son regard sur l'autre homme, jusqu'à remonter finalement ses yeux pour croiser les siens. Un léger sourire revint vite sur ses traits et il fit un pas de côté.

« Une Yamaha MT 01... »

Il tourna un peu autour de la moto, une nouvelle fois, sans pourtant en faire le tour complet. Son sourire s'agrandit petit à petit, mais il se retint de poser la main sur le cuir du siège comme il en avait envie. Le brun n'apprécierait sans doute pas une intrusion davantage sur son « territoire » et lui-même pouvait comprendre. Il n'était guère partageur avec la sienne.

« Elle doit être confortable non ? Vous avez déjà fait un tour du côté du mont Jinba ? »

Le jeune homme préféra ne pas parler du Mont Takao, extrêmement touristique bien que plus proche encore de l'école. Il savait qu'on pouvait y faire quelques randonnées et il devait bien y avoir des routes mais lui-même n'y allait jamais. Cela présentait à ses yeux moins d'intérêt qu'un mont où il fallait faire plus de route pour s'y rendre, et où il risquait nettement moins de croiser ses élèves.

« Il y a quelques panoramas superbes, dont une vue vraiment magnifique sur le Mont Fuji lorsqu'on est au sommet. »

Son regard se perdit sur le mont Takao – ils le voyaient bien de l'école puisqu'ils étaient vraiment au pied – alors qu'il repensait à ses projets de la journée. Loin de s'atténuer, son enthousiasme grandit encore, et il résista à l'envie de convier immédiatement son colocataire à l'accompagner. D'abord, il voulait l'amadouer. Non qu'il ait prémédité de le traîner avec lui, mais puisqu'ils étaient là...

« Vous pensez que le Directeur autoriserait une sortie pour une classe là-bas ? »

La manière du professeur d'anglais de tourner autour de lui mettait Ranmaru plus que mal à l'aise. D'abord à cause de sa présence imposée, mais surtout parce qu'il s'acharnait à entrer et sortir de son champs de vision réduit, lui rappelant sans le vouloir son handicap. Rien qui ne le motive à se montrer plus agréable envers lui. Mais existait-il quelque chose qui eut pu lui donner envie de discuter autour d'un thé avec un autre ? Il avait comme un doute.
D'un geste las, il remonta ses lunettes sur son nez, retenant à peine une expression sévère à la question. Où croyait-il qu'il allait faire de la moto ? Sur une grande ligne droite en direction de Tokyo ?

" Je travaille ici depuis 2 ans."

De son point de vue, nul besoin de plus d'explication. Il travaillait ici depuis un moment, et avait pris le temps d'explorer tous les chemins qu'il pouvait prendre avec sa moto. Vivre au pied de deux montagnes lui avait donné un extraordinaire réseau à silloner, et il ne s'en était pas privé, s'ennivrant des petits chemins vides qu'il pouvait prendre à pleine vitesse. Et contrairement à Moe, il avait une tendance à préférer le mont Takao, pour finir ses virer par un détour au temple, un des petits plaisirs qu'il adorait s'octroyer. Ignorer la foule n'était pas si difficile à faire quand on en avait l'habitude, et après avoir vécu un certain temps à Tokyo, c'était une compétence simplement indispensable à sa survie.

Les bidons et le chiffon en main, Ranmaru alla les déposer dans une petite remise à l'entrée du parking où les techniciens et autres agents d'entretien déposaient leurs produits. Il n'avait pas envie de devoir faire l'aller-retour jusqu'à son appartement, et ils ne géneraient personne ici, d'autant plus un dimanche matin où pas grand monde ne viendrait fouiller dans le coin. Enfin, si son sixième sens l'aidait autant que pour le prévenir de la présence de son colocataire en ces lieux, il allait au delà de grandes désillusions. Mieux vallait fuir le plus vite possible dans ce cas.

La nouvelle question lui fit relever la tête. Liée au travail, elle méritait un peu plus d'attention quand à sa réponse que les questions personnelles précédentes et ne pouvait être complètement ignorée. Habituellement, il ne donnait pas son avis sur ce genre de sortie, du moins il ne le donnait qu'un peu plus tard, concernant du matériel qui pouvait éventuellement être fourni ou préparé pour les élèves. Vu les finances du lycée, il n'avait que rarement eu à mettre son veto sur des expéditions ou expositions trop excentriques, même s'il avait souvent soupiré sur les demandes des professeurs d'art. C'était souvent face à eux qu'il levait les yeux au ciel quand à des demandes plus que surprenantes. Après un temps de réflexion, l'intendant finit par répondre, une moue pensive sur le visage.

" Faites une demande officielle, mais je pense que ça devrait pouvoir être autorisé aisément, du moins si vous cadrez précisément ce que vous souhaitez faire et le tournez de manière le plus pédagogique possible. Le directeur ne met en général pas de frein à la motivation de ses professeurs. "

La réponse de l'intendant l'amena à réfléchir. Pendant une grosse minute, Akutsu resta silencieux, tournant la tête vers les montagnes pour songer à son projet. Dans le ciel, une montgolfière se découpait du bleu et semblait redescendre sur la ville. Il la suivit du regard, ses pensées filant à toute allure. Il faudrait qu'il s'organise et sans doute qu'il traîne avec lui un autre enseignant. Impossible de prévoir une telle sortie pour juillet avec les examens et il ne serait pas là pendant les vacances d'été, guère plus que la majorité des étudiants. Tout ceci était donc repoussé à la rentrée... mais au moins il aurait le temps d'y réfléchir dans les formes.

Cette conclusion suffit à faire revenir un sourire sur son visage alors que ses yeux se reposaient sur son colocataire. Le connaissant – et aussi parce que l'homme ne prenait pas la peine de cacher le train de ses pensées – il voyait bien que l'attente lui avait pesé. Il avait du se demander une ou deux fois s'il fallait le planter là en attendant que les neurones du roux se connectent (Akutsu l'imaginait bien penser quelque chose dans ce genre-là) et se retrouvait coincé maintenant que le plus jeune était revenu sur Terre.

« Bonne idée, je ferai ça. Je suppose que ce sera juste pour une journée, éventuellement un week-end. Vous ne devriez rien voir passer d'extravagant comme demande à ce sujet. » lança-t-il avec un sourire en coin.

Akutsu supposait que l'intendant devait en voir de toutes les couleurs à son poste. De toute façon, il était bien connu qu'on n'en avait jamais assez. Les craies, les feuilles, les sorties... Heureusement l'école n'avait pas de problèmes d'argent. Privée et bien gérée, avec des élèves provenant de familles qui pouvaient se permettre d'y mettre le prix, elle bénéficiait de fonds assez importants pour le bien-être des élèves. Et on voyait bien la différence entre un établissement où une partie des fonds finissait dans les poches du directeur et une école où ça n'était pas le cas.

De meilleure humeur encore si c'était possible, le jeune homme tourna la tête vers sa propre moto. Il n'avait pas abandonné son projet d'aller en montagne pour y faire un tour aujourd'hui. Il lui faudrait juste passer dans un kombini avant de partir pour s'acheter un bentô et il pourrait pique-niquer et aller plus loin. Pourquoi pas au mont Fuji, situé à juste trente, quarante kilomètres ? Il mettrait plus de temps mais... Il faudrait voir.

« Vous avez quelque chose de prévu pour la journée ? »

Ranmaru releva brutalement la tête, les yeux plissés dans ce qui passait pour une expression mauvaise sur le visage de l'intendant. La même expression qu'un photographe avait un jour qualifié d'adorablement détestable quand il n'était qu'adolescent, lui conseillant au passage d'apprendre à se défendre avec un visage le plus neutre possible puisque personne ne le prendrait au sérieux avec ce genre d'expression sur le minois. Le temps avait passé et estompé ce genre de souvenir, ne laissant en place que l'habitude d'envoyer promener les gens sans chercher à l'exprimer plus précisément. Habitude dans laquelle il excellait habituellement.

" Oui. D'aller faire de la moto en montagne. Seul."

Hors de question que sa journée soit gachée parce qu'un rouquin un peu trop bavard avait décidé qu'il avait besoin de compagnie. De toute façon, la moto était quelque chose qui se pratiquait seul. Et une fois arrivé à destination... Ranmaru aimait se caler dans un coin de campagne à l'abri des regards pour lire ou prendre des notes, comme pouvait en témoigner le contenu de son mini sac à dos qui l'accompagnait toujours dans ses déplacements.
Comme la moto, c'était deux autres activités qui préféraient la solitude à la compagnie. Le jour où il deviendrait accro aux échecs ou au go serait probablement proche de la fin du monde, le jour où il apprécierait la compagnie de ses congénères.

Calmement, il récupéra le reste de ses affaires et entreprit de s'équiper, le protège-dos puis le lourd blouson de cuir qui lui donnait l'impression de faire 2 fois sa taille. Il avait une inlassable source de plaisanterie dans sa famille à ses touts débuts de motard, alors que plus personne ne reconnaissait sa silhouette et qu'il se sentait engoncé comme un pingouin dedans. Maintenant, le porter était devenu aussi facile que de porter un kimono classique. L'habitude du matériau et de son encombrement, de la même manière que maitriser une moto qui faisait 3 fois son poids n'était même plus un soucis alors que l'idée perturbait toujours autant ceux qui découvraient pour la première fois son gabarit et celui de sa moto.

Casque entre ses mains gantées, Ran s'interrompit pour fixer le jeune homme toujours bien trop près de lui à son goût.

" Avez-vous d'autres questions Moe-san ? "

Heureusement que le destin ne lui avait jamais donné la possibilité d'être professeur : une voix pareil aurait probablement interdit à tout jamais ses élèves de retenir quelque chose de ses cours. Par contre, il aurait surement fait des merveilles dans un théâtre kabuki.

« Oui. D'aller faire de la moto en montagne. Seul. »

Voilà, quelques mots à peine et il était percé à jour. Il faudrait vraiment songer à apprendre à être un peu plus subtil au risque d'être éternellement transparent. Même si l'idée, en elle-même, le l'effrayait pas plus que ça. Comme il montrait de toute façon presque en permanence ce qu'il ressentait de manière volontaire, peu importait que le reste du temps – et c'était rare – ce qui se passait dans sa tête soit aussi évident pour les autres. Il ne restait que ces cas précis où il aurait voulu aborder les choses un peu finement en échouant toujours assez lamentablement.

Finalement, une petite moue vint tordre ses lèvres, avant qu'un sourire ne la remplace. Ce n'était pas parce que Ranmaru lisait en lui comme dans un livre ouvert qu'il allait se laisser démonter. Qu'à cela ne tienne, l'intendant n'avait pas encore fait face à la tête de mule qu'il était. Enfin si... mais pas comme ça.

« Avez-vous d'autres questions Moe-san ?
- Oui, une : si je vous promets de vous lâcher jusqu'à demain à partir du moment où nous sommes rentrés, vous m'accompagnez ? »

Ce serait difficile à tenir comme parole parce qu'ignorer un colocataire n'était pas dans sa nature. Non qu'il parle là de faire comme s'il n'existait pas, mais simplement rester cordial sans être plus avenant représentait, à ses yeux, un moyen comme une autre d'être indifférent. L'intendant était doué dans ce domaine. Lui non. Peut-être que l'effort qu'il proposait suffirait à faire changer l'autre d'avis ?

« S'il vous plait. »

Le moins que l'on puisse dire, c'était qu'il était aussi déterminé qu'un héros de manga shônen. Déterminé à quoi précisément, il n'en savait pas trop rien, et ne se croyait pas si bonne compagnie pour mériter une telle motivation. Le plaisir de le voir céder ? En tous cas, la proposition était tentante : ne plus entendre sa voix jusqu'à demain, même si c'était court, était bien plus que ce qu'il arrivait à obtenir de n'importe quel moyen. Quelles que soient les circonstances, le jeune homme avait toujours quelque chose à dire, rivalisant avec les secrétaires et les élèves féminines de l'internat.
Finalement, un très léger sourire tordit ses traits alors qu'il retirait ses lunettes pour mettre son casque avant de les remettre après coup, ajustant sa vision au périmètre rétrécis imposé par le casque intégral.

" Si vous arrivez à me suivre."

Il devait remonter à loin pour se souvenir de la dernière fois où il avait lancé un défi de ce genre. Et on pouvait compter sur les doigts d'une main les fois où il avait lancé, ou répondu, à ce genre de stupidité. Décidément, Moe était une très mauvaise influence sur lui.
Laissant à peine le temps au roux de se préparer, Ran finit d'enfiler ses gants et son sac à dos avant de monter sur son monstre et de le démarrer, prenant plaisir à sentir le moteur vrombir entre ses jambes. La sortie du parking de l'école devait bien être la seule chose douce dans cette équipée.

Deux heures plus tard, c'était un Ran en sueur qui stoppait sa moto sur un petit parking non loin du mont Fuji, à l'ombre d'une petite haie de pin. Toute la vitesse et le vent affronté au cour de la chevauchée n'avait pu pénétrer l'épais cuir de son blouson, le laissant bouillonant sous le soleil de juillet. Assis sur sa moto, un pied sur le sol, il ôta son casque et renvoya en arrière ses cheveux humides, attendant que l'autre motard se gare et retire son casque.

Il devait reconnaître que le roux avait su tenir le terrain. Deux heures à enchainer des routes sinueuses à une allure qui frolait la mise en danger immédiate, à slalomer entre les voitures sans ralentir et à simplement foncer, et pas une seule fois Ranmaru ne l'avait perdu de vue dans son rétroviseur. Passé le premier quart d'heure à bouilloner de l'avoir en queue, le jeune homme avait fini par simplement se laisser aller au plaisir de la moto et d'un pilotage délicat, jouant sur les difficultés et regardant par moment s'il y avait toujours la moto noire derrière lui. Quand enfin les flans de la haute montagne étaient apparus, c'était avec un rythme plus tranquille qu'il avait tourné pour se diriger vers un petit parking à l'écart des pistes les plus touristiques, et s'y était arrété pour se dévétir avec une langueur voluptueuse.
La présence d'une seconde personne n'avait au final pas terni le plaisir qu'il ressentait à faire de la moto. Avec un peu de chance, la petite pause avant le retour serait du même acabit.

D'un geste tranquille, il déposa son blouson derrière lui, laissant au petit vent chaud la possibilité de sécher son t-shirt humide. Tout juste rompu par le doux ronronnement du moteur de la seconde moto, le silence était plaisant, du moins le serait jusqu'à ce qu'Akutsu ne se décide à le rompre, ce qui ne saurait tarder...

[Suite au Mont Takao]