Après une journée à se prendre le bec avec les secrétaires et à régler les derniers détails de lourds dossiers administratifs, c'était avec un vif plaisir que Ranmaru avait retrouvé le silence de la salle de classe qui servait de lieu de regroupement pour le club. Pendant une bonne heure, il avait travaillé en solitaire avec les plantes qu'il avait ramené pour composer un bouquet assez complexe dont il se servirait pour exposer aux quelques membres de son groupe les subtilités du style Rikka. Si à la fin de l'heure, ses yeux le brulait à cause de la lumière qui s'était petit à petit faite plus rare au fur et à mesure que le soleil baissait derrnière les fenêtres, il restait satisfait du résultat. Si ses élèves faisaient de même, ce serait sans regret qu'ils passeraient à une autre étape des arts traditionnels.
S'il avait quelques idées sur les sujets à aborder ensuite, il préférait en parler avec les membres du club et les laisser choisir leur voie. Il était juste là pour les guider un peu, pas pour faire le travail à leur place, et les jeunes gens étaient suffisament mûrs pour le comprendre, pour son plus grand plaisir.

Son portable sonna au moment où il s'abimait dans la contemplation de son oeuvre, lui arrachant un soupir agacé. Par habitude plus que par réelle nécessité, l'intendant quitta la pièce avant de décrocher pour aller répondre à sa communication à l'extérieur. Certes, il n'y avait personne dans la pièce à gêner mais... il allait à contre -courant sur suffisament de détails pour consentir à obéir docilement à d'autres réflexes qu'on lui avait inculqué.
A son grand agacement, il lui fallut un bon quart d'heure pour régler un soucis qui aurait du être bouclé depuis ce matin dix heures. Ce fut avec son humeur douce et contemplative depuis longtemps envolé qu'il retourna dans la salle de classe.

Où il resta un moment sur le pas de la porte, à contempler la catastrophe devant lui : sa composition soigneusement étudiée était devenue un fouillis saccagé et sans nom, où quelques feuilles fraichement brisées clamaient leur dépit en penchant dangereusement vers le sol, témoin muet d'une scène de crime écrite en flaque d'eau et pétales abîmés.
Une fois les dégâts enregistrés, son regard navigua sur le reste de la pièce, et plus précisément, sur le coupable, dont les preuves du forfait se lisait sous forme de tissu détrempé qui lui collait au corps. Point de pensées libidineuses dans son esprit au vu du haut mouillé qui épousait les formes de son corps, juste une colère noire devant le résultat de ses œuvres.

" C'est à vous que je dois ce massacre ?"

Son ton n'avait rien d'aimable. Exit la politesse ourlée d'un salut du à sa collègue, pour le moment il n'en avait cure, pas plus qu'il n'essaya de se souvenir précisément de l'identité de la jeune femme. Une enseignante, sans aucun doute, il se souvenait l'avoir déjà croisé, mais son nom lui échappait à l'instant. Plus précisément, il s'en fichait complètement.

Comment Dean l'avait-il qualifié déjà ? Ah oui ! « La personne la plus associable que je connaisse »... Elle venait enfin d'en avoir la preuve. La jeune femme ne connaissait pas énormément l'intendant, elle lui disait juste bonjour lorsqu'elle le voyait et cela s'arrêtait là. Seulement, à cet instant, le tableau caricatural qu'on dressait de l'homme à lunettes paraissait on ne peut plus véridique. Même si Miku venait de faire une connerie, il n'y avait pas d'autre mot, les règles de politesses voulaient que l'on dise bonjour en entrant dans une pièce pour saluer ses occupants. Cela échappait étrangement à l'intendant qui visiblement était en train de se faire une montagne pour rien. Franchement, c'était juste un pauvre vase plein de fleurs sans aucun intérêt... alors pas la peine de s'énerver !

« Bonjour Murakami-san ! Comment allez-vous Murakami-san ? »

Le manque de politesse était une chose qu'elle ne supportait pas. Miku avait des principes auxquels il ne fallait pas déroger, elle ne pouvait le nier. Qu'il soit mécontent pour ce machin qui ne ressemblait à rien, elle pouvait le concevoir, mais cela ne l'empêchait pas de rester poli. Elle eut alors un sourire en coin, se souvenant d'un drôle d'histoire lui étant arrivée il y a plus d'un an maintenant, sur un chantier de fouilles. Elle y était avec un ami de la faculté et ce dernier avait extrait une veille poterie de plusieurs siècles sur un site bien garni de vestiges. Seulement, il s'agissait de sa première découverte et il s'était dépêché d'aller la présenter au directeur des fouilles, ne respectant ainsi aucune des règles de sécurité concernant ce genre d'objet. Et ce qui devait arriver, arriva malheureusement... Trébuchant, ce pauvre Takaki s'était étalé de tout son long sur le sol, brisant la céramique en mille morceaux. Le pauvre type se fit alors incendié par le directeur... au grand dam de Miku qui ne pouvait rien faire pour le soutenir... Cet objet précieux ne serait plus jamais lui-même, comme cette composition florale. Il lui semblait d'ailleurs que Murakami-san était le superviseur du club d'arts traditionnels... peut-être que ce genre de composition lui tenait à cœur comme un vestige à un archéologue... Malheureusement pour lui, Miku n'ayant jamais été très douée dans le domaine de l'ikebana...

L'espace d'un instant, la professeure de sciences sociales eut envie de prendre ce maudit ramassis de fleurs et de le jeter dans la poubelle sous les yeux de l'intendant... mais elle n'avait pas non plus envie de le provoquer pour la simple et bonne raison qu'il bafouait les règles de politesses... Il ne fallait pas exagérer non plus, Miku n'était pas comme cela.

« Pardonnez-moi d’avoir saccagé… ce… cette composition. Je l’ai renversé par inadvertance avant d’avoir essayé de lui redonner forme. Comme vous pouvez le constater ce n’est pas très très réussi… »

Peut-être que Murakami-san voulait lui montrer ses talents dans le domaine ? Il aurait certainement plus vite fait de se débarrasser de ce merdier et de chercher des fleurs fraiches plutôt que de s’acharner à redonner un aspect potable à cette pseudo composition… Miku n’en avait que faire… Tout ce qui l’intéressait, elle, c’était de retourner au plus vite dans ses appartements pour se changer, mais pour cela, encore fallait-il que l’intendant libère son chemin… parce qu’elle n’allait pas non plus partir en courant comme une voleuse… Au contraire, elle avait fait tout ce qui était dans son possible pour réparer sa bêtise.

La jeune femme semblait quelque peu froissée.. aurait-il du sourire et la remercier de l'apport qu'elle avait fait à sa composition ? Quelle était la religion qu'il avait abordé dans un de ses cours à l'université qui demandait de tendre l'autre joue déjà ? Une des religions monothéistes pour lequel il n'avait jamais eu un grand intérêt et dont il n'entendait clairement pas suivre les directives maintenant. Les intonations précises et un peu nuancées du jeune professeur finirent par l'aider à remettre d'abord une position, puis un nom sur ce visage : un des professeurs de sciences sociales, Takada.

Ignorant la salutation moqueuse, Ran se pencha un peu plus sur les fleurs, tirant certaines tiges et bousculant çà et là quelques fleurs pour voir ce qu'il pouvait sauver. La réponse vint rapidement : rien, du moins pour le projet de base, qui demandait un travail assez précis et juste. Pour la transformer en autre chose, pourquoi pas, même si elle demanderait une longue réflexion. Peut-être une mise en valeur de l'idée de mort et de déception ? Les fleurs étaient certainement assez abimées pour cela... et demanderait à perdre encore quelques heures qu'il n'avait pas forcément devant lui. Exit d'avoir pu travailler avec la lumière du jour.
Une fois passé l'agacement et la déception de voir son travail abimé, et la réalisation de ce qu'il allait devoir faire pour le réparer, la colère s'était quelque peu estompée, passant à un vague désintéressé mâtiné d'agacement pour les justifications offertes paisiblement par le professeur encore dans la pièce avec lui. Il se doutait bien qu'elle ne l'avait pas fait exprès. Si ça avait été le cas, mieux valait qu'elle se mette à l'origami, bien moins dangereux pour ces pauvres plantes.

" Takada-san, je vous en prie... D'un point de vue d'un adepte de l'ikebana, restez-en aux fouilles, à l'histoire et au reste de votre domaine. Je peux vous certifier que l'arrangement floral et vous n'êtes pas fait l'un pour l'autre."

Avec un dernier regard sur le vase dévasté, l'intendant le prit dans ses bras pour aller le déposer un peu plus loin dans la pièce, dans un coin où il ne gênerait pas et n'agresserait pas sa vue, déjà bien trop abîmée, en attendant qu'il puisse s'en occuper. Maintenant, vérifier qu'il avait de quoi refaire une nouvelle composition, réfléchir à comment la mettre en oeuvre, et tout simplement se remettre dans l'idée de passer à se concentrer les mains pleines d'herbes coupées.
La caisse où reposait les autres fleurs déposées par le fleuriste avait été déposée au dessus des casiers. En s'y dirigeant, l'intendant nota une lueur dorée qui dépassait de sous la caisse mais qui disparut de son champs de vision quand il s'approcha trop près.

Il y avait quelque chose de profondément lassant à devoir compenser un champs de vision réduit, surtout quand il en avait la preuve de cette manière. Le reste du temps, il pouvait se contenter de l'ignorer, mais là...
Avec quelques efforts, l'intendant attrapa l'objet et le déplaça sur le rebord, le maintenant d'une main pour l'empécher de basculer alors qu'il attrapait la chainette à tâtons.

" Qu'est ce que ça fait là ça ? "

Maintenant silencieuse, Miku observa l'intendant qui essayait de sauver ce qu'il restait de cette pauvre composition. Elle le laissa faire, le regardant replacer les fleurs, tirer sur les différentes tiges avec une certaine délicatesse. Malheureusement pour lui, ce ne fut pas une grande réussite. La faute à la maladresse de la jeune femme et non à l'homme qui tentait de lui redonner un aspect convenable, Miku en était bien consciente. Le pronostic semblait donc bien négatif, comme venait d'en témoigner sans le vouloir Murakami-san en arrêtant toute tentative de réanimation de son œuvre art. En fin de compte, ces pauvres fleurs allaient certainement finir à la poubelle, paix à leur âme...

Elle retint alors une moquerie, même si les mots lui brûlaient les lèvres, lorsque l'intendant renchérit en lui disant de s'en tenir aux fouilles. L'Ikebana faisait partie intégrante de la culture japonaise, mais comme pour le Karaoke, Miku n'y adhérait pas... Elle n'avait rien à reprocher aux adeptes par contre, chacun ses passions, il en fallait pour tous les goûts. Mais la jeune femme aurait vraiment aimé lui dire que si elle avait du temps à perdre, elle se serait penchée sur cet art, mais comme elle avait un vrai travail qui lui prenait vraiment du temps, elle ne pouvait s'y intéresser. Mais elle se tut, préférant maintenir la paix sociale dans cette pièce et dans le reste du lycée. Ainsi, la professeure de sciences sociales se contenta de regarder l'intendant prendre le pot de la discorde dans ses bras avant qu'il n'aille le déposer un peu plus loin. Allait-il s'entêter ? Ou allait-il finir par comprendre que ce ramassis d'herbes avait sa place dans la poubelle ? Elle n'en savait rien et surtout, elle s'en fichait.

Tournant les talons, avant de se diriger vers la sortie, la jeune femme fut néanmoins stoppée dans son entreprise par les paroles de l'intendant, au moment où elle allait s'apprêter à ouvrir la porte et lui dire au revoir. Ainsi, Miku jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, tout en se demandant ce qu'il allait avoir de nouveau à lui reprocher... on ne sait jamais. Elle eut ainsi la réponse à cette question, car même à cette distance, Miku reconnut instantanément son bracelet qu'elle était venue chercher ici malgré les faibles chances qu'elle avait de le retrouver. Pivotant à 180° avant de revenir près du superviseur d'arts traditionnels, la jeune femme posa de nouveau son regard sur le bijou pour être certaine qu'elle ne fasse pas erreur, mais non, c'était bien le sien. Néanmoins, elle ne savait pas encore s'il était bel et bien cassé ou si elle allait pouvoir en tirer quelques choses... Un peu comme Murakami-san et sa composition florale...

« Il s’agit de mon bracelet. Reprit-elle. À l’origine j’étais ici pour le retrouver avant de vouloir saccager votre travail. Où l’avez-vous trouvé ? »

Ce point l'intéressait également, parce qu'elle avait bien vérifié ce coin de la pièce... sans succès. Visiblement, la japonaise était passée à côté, tout comme l'équipe de nettoyage de la salle ! En fin de compte c'était mieux ainsi, n'est-ce pas ? Tout est bien qui finit bien... sauf peut-être pour les fleurs !

La voix dans son dos lui fit tourner la tête, les mains toujours occupées entre la chaînette et les plantes. Ainsi donc le professeur n'avait pas dénié quitter la pièce ? Ah non, bien sur, son intérêt personnel l'avait fait revenir quand elle l'avait entendu se parler lui-même. Ranmaru la fixa quelques instants en écoutant ses explications puis reposa son regard sur le bracelet dont le maillon de fermeture était clairement tordu. S'il ne l'avait pas été avant de glisser de son poignet, avoir fini sous la caisse de livraison n'avait guère du l'aider à conserver son intégrité.
Bien, si cela pouvait aider à faire sortir la jeune femme de la pièce et ainsi lui offrir l'occasion de retrouver sa tranquillité, il n'avait rien contre le fait de lui remettre le bijou cassé. Et même les explications qui allaient avec si elle était si avide de satisfaire sa curiosité. Il n'y avait probablement rien de bien surnaturel la-dedans, même si les élèves s'amusaient parfois à parler de yokais hantant l'école, le dojo, où il ne savait quelle place du lycée.

L'intendant tendit une main où le bracelet brillait, suspendu au bout de ses doigts trop parfaitement entretenus pour quelqu'un qui manipulait régulièrement fleurs et branchages. En y prenant garde, il n'était pas difficile de constater les dégâts sur le fin bijou. Ranmaru n'avait pas envie de devoir lui expliquer ce qu'elle pouvait parfaitement voir de ses propres yeux, meilleurs que les siens en l'occurrence.

" Sous la caisse, j'imagine que c'est la raison pour laquelle personne ne l'avait remarqué."

Les élèves qui avaient fait le ménage de leur salle de classe l'avaient-ils fait de manière peu sérieuse ou avaient-ils choisi de le laisser là pour que son propriétaire le retrouve le lendemain ? Son cynisme habituel tendait à lui faire envisager la première solution, celles de jeunes gens assez pressés pour ne pas se soucier de petits détails tant que leur salle de classe semblait relativement propre. Sans oublier un fleuriste peu attentif qui avait déposé sa caisse à la va-vite sans se préoccuper de voir si quelque chose trainait en dessous ou non.
Vaguement, l'intendant songea à la notion d'en dire quelques mots aux délégués de cette classe avant de repousser cette idée. Les élèves n'étaient pas son problème, du moins, pas dans ce genre de cas qui ne le touchait de loin, et encore, en plissant les yeux et en y mettant beaucoup de bonne volonté. Que leur professeur gère elle-même tout soucis de discipline qui pourrait se présenter à ce niveau si elle s'estimait lésé dans le processus. A la limite, il demanderait au livreur de faire preuve d'un peu plus d'attention dans ses livraisons.

Mitsu à nouveau oubliée, si ce n'était pour ce bras tendu en attendant qu'elle récupère son bien, l'intendant fixait à nouveau la végétation en attente, comme un cuisinier fixe son frigo en se demandant ce qu'il allait bien pouvoir faire de ce fouillis, qui, au premier abord, ne semblait pas fait pour se mélanger harmonieusement.

Sous la caisse ? Miku haussa un sourcil, un peu intriguée par cette déclaration. En effet, la japonaise avait du mal à comprendre comment son bracelet avait-il pu finir sous la caisse... Les élèves chargés du nettoyage avaient dû ranger cette dernière avec une délicatesse inexistante ce qui expliquait qu'ils aient embarqué le bracelet en posant la caisse dessus. Décidément, ces jeunes ne faisaient attention à rien, mais Miku ne leur reprocherait jamais, elle-même étant très tête en l'air. Et puis, l'adolescence était une période charnière de la vie où tout semblait à la fois simple et compliqué... Alors, elle ne pouvait pas en vouloir à ces jeunes gens d'expédier rapidement le ménage pour aller se vider la tête ailleurs...

Enfin, Miku devait faire face à une dure réalité : son bijoux était malheureusement foutu. Le maillon de fermeture était complètement tordu et la chainette était visiblement rayée de manière importante... Elle pouvait toujours faire changer la fermeture à l'occasion... L'essentiel était de l'avoir retrouvé même dans un état un peu lamentable... Tendant la main, elle récupéra donc son bien avant de remercier l'intendant. C'était la moindre des choses tout de même, car sans lui, elle n'aurait certainement jamais remis la main dessus.

« J'ai l'impression que nous avons un point commun... Nous allons tous les deux devoir tenter de ramener à la vie quelque chose... »

Murakami-san était peut-être associable, mais cela ne devait pas forcément l'empêcher d'avoir un minimum d'humour... Quoi que renchérir sur sa composition n'était peut-être pas l'idée la plus intelligente que Miku ait eu... Cela ne l'empêcha pas de sourire franchement au jeune homme. Peu importe ce qu'il pensait d'elle après tout, Miku restait Miku et elle n'aimait pas les conflits. Elle préférait rester courtoise avec les gens qu'elle croisait même si des fois des recadrages manquaient... Que pouvait-elle y faire ? Rien, si ce n'était ignorer les cas désespérés et continuer à vivre sa petite vie dans son coin.

Enfournant finalement son bracelet dans sa poche, la professeure de science sociale conclut qu'il était peut-être temps pour elle de partir et de se changer. Néanmoins, une nouvelle chose la retint, une question qui lui brulait les lèvres depuis quelques secondes, depuis qu'elle avait partagé ce court moment avec l'intendant dans cette salle de classe vide... Allait-il se fâcher ? Ou l'envoyer simplement bouler ? Au point où elle en était, Miku ne risquait plus vraiment grand-chose...

« Dites, ma question va peut-être vous paraitre déplacée et si c'est le cas n'hésitez pas à me le faire savoir... Mais j'ai entendu dire dans la salle des professeurs que vous aviez vécu pas mal d'année dans un temple... Est-ce vrai ? »

Cette question avait une certaine justification... Miku avait un ami ayant longuement travaillé sur les moines et leurs pratiques ancestrales. La jeune femme avait donc suivi ses différents articles traitant du sujet. Sans être passionnée par ce domaine, elle avait été curieuse et avait appris plein de choses... Alors, elle voulait simplement savoir si en face d'elle se tenait un spécimen pouvant affirmer ou infirmer les travaux de son ami.

Affichant un nouveau sourire, Miku attendit la réponse à sa question, consciente qu'il y avait de nombreuses chances pour que ce soit la dernière qu'elle allait poser à Ranmaru de toute sa vie.

Ranmaru s'abstint de répondre à la petite plaisanterie en suspens entre eux, autant parce qu'il était encore agacé du décès prématuré et violent de sa composition florale, que parce qu'il ne comptait pas échanger des mondanités avec la jeune femme, aussi souriante puisse-t-elle se montrer. Ce n'était pas précisément contre elle et parce qu'il lui en voulait des dégats : c'était plus précisément envers l'humanité tout entière qui ne collait guère avec lui. Misanthrope n'était pas un vain mot quand on parlait de lui.
C'était sans compter la question suffisamment incongrue pour le faire se retourner et fixer la jeune femme avec attention, laissant planer un long silence entre eux. Il savait que bien des rumeurs courraient dans le lycée, comme à tout endroit où un grand nombre de personnes travaillaient ensemble. Il était même au courant de certaines, à son grand désarroi, courtoisie des bavardages incessants des secrétaires. Mais ces chipies s'étaient abstenues de parler de celle-là à portée de ses oreilles. A moins que l'origine ne vienne d'elles ? Il n'en aurait pas été plus surpris : elles prenaient un malin plaisir à lui porter sur les nerfs à toutes les occasions possibles, et ce genre de petites délicatesses rappelait leur style. Nul doute qu'elles auraient appelé cela de l'humour.

L'intendant retira ses lunettes l'espace d'un instant pour masser ses yeux douloureux puis les remit à leur place pour ne pas parler à une tache de couleur informe dont il ne devinait pas les yeux des cheveux. Cétait quelque chose qu'il trouvait odieusement destabilisant et qui lui donnait l'impression d'être vulnérable, alors que son interlocuteur ne devait même pas s'en rendre compte. Ou était trop poli pour faire remarquer qu'il ne regardait pas tout à fait en face de lui quand d'aventure il avait retiré ses lunettes plus de quelques secondes avec quelqu'un près de lui.

" A moins qu'il ne s'agisse d'une métaphore très poétique pour signifier que je préfère la solitude, cette rumeur n'a absolument rien de fondée Takada-san. S'il m'est arrivé de profiter fréquemment des temples, ce n'est pas par gout envers la prêtrise."

Ne pas avoir ses lunettes lui aurait permis de ne pas imaginer voir la déception traverser le visage de la jeune femme à la vitesse d'une étoile filante. Il n'aurait jamais cru que du temps passé dans un temple pourrait intéressé quelqu'un... l'idée était à mettre de côté pour être explorée plus avant. Sans aucun doute pourrait-elle lui servir dans un de ses livres s'il arrivait à en tirer quelque chose. Bizarrement, il n'avait jamais encore exploré la solitude et l'isolement choisi comme terreau de base pour écrire un de ses romans. Ou alors n'était-ce pas si étrange que ça : il n'avait nullement envie d'écrire quelque chose qui se rapprochait de près ou de loin à sa vie réelle, sinon, il n'aurait jamais choisir d'écrire des livres romantiques.

Spoiler:

Visiblement, la question posée en plus d'être surprenante semblait ne pas laisser indifférent l'intendant. Il ne répondit pas de suite, se demandant certainement quelle mouche venait de piquer Miku... encore une fois. Un long silence planait maintenant dans la petite salle de classe, sans que la jeune femme ne prit l'initiative de briser cette tranquillité soudaine. La japonaise perdit le regard de son interlocuteur lorsque celui-ci ôta ses lunettes, un tic ou un toc pensa-t-elle. Néanmoins, Miku se demandait de plus en plus si sa question n'était pas trop déplacée, à croire qu'elle était encore une adolescente friande de ce genre de rumeurs qui n'avaient ni queue ni tête. Ce n'était pas réellement le cas, heureusement, mais elle savait bien qu'essayer d'expliquer ses véritables motivations à Ranmaru était peine perdue.

Et puis elle eut la réponse à sa question. L'intendant ne paraissait pas plus froissé qu'il ne l'était déjà, un bon point, ce qui rassura Miku. Néanmoins, la jeune femme n'avait nullement insinué qu'il ait pu vivre dans un temple comme prêtre, même si cette idée était bien ancrée dans son esprit. Avait-elle été trop prévisible ? Certainement. Miku avait toujours eu un mal de chien à mentir convenablement...

« Ce n'est pas ce que j'ai voulu insinuer. Sans vouloir vous contrarier, je vous imagine mal prêtre ! »

C'était sincère... Car aimer la solitude ne faisait pas d'un homme un bon prêtre. Comme pour le métier d'enseignant, il fallait aimer l'humain avant tout. Miku n'était pas extrêmement pratiquante, mais elle n'en restait pas moins shintoïste et pensait que pour s'acquitter de son devoir religieux, le prêtre devait absolument le faire pour l'humanité. Après, elle n'y comprenait certainement rien, c'était tout à fait possible, alors elle n'allait pas s'aventurer dans une discussion concernant les raisons et les motivations des prêtres ou celle de Ranmaru, qui cherchait la solitude. Néanmoins, elle pouvait également comprendre les motivations de l'intendant, même si son aversion pour le genre humain restait un mystère... Un traumatisme lointain peut-être ? Miku n'aimait pas non plus la foule, les soirées qui s'éternisaient, faute à sa timidité qui tendait à disparaitre maintenant. Mais l'intendant n'avait absolument rien d'un grand timide... et là, maintenant, tout de suite, elle était incapable de dire s'il s'agissait bien d'un traumatisme... Bien entendu, elle n'irait jamais lui demander ce genre d'informations... sinon il allait cette fois croire qu'elle le prenait pour un dégénéré...

« Mais je vous imagine très bien dans un lieu reculé, loin du regard du monde. Je devrais essayer, histoire de me ressourcer un peu ! »

Tant pis pour l'étude scientifique de son ami, Miku n'allait, de toute manière, pas s'intéresser à ce sujet plus que superficiellement. Elle n'allait pas non plus s'amuser à prolonger cette conversation sauf si son interlocuteur avait quelque chose à rajouter. Dans le cas contraire, elle mettrait définitivement les voiles. Néanmoins, si elle le sentait moins en colère contre elle, la japonaise savait pertinemment qu'elle ne serait jamais sa meilleure amie et qu'il aurait toujours une dent contre elle. De toute manière, elle ne souhaitait pas le devenir.

Il n'avait pas envie de connaître les raisons qui, selon elle, auraient fait de lui un mauvais prêtre. Les discussions théologiques, si elles ne lui déplaisaient pas au plus au point, faisaient souvent appel à des notions romancées sur la nature de l'homme qui lui laissait toujours un sourire cynique sur les lèvres et donnait toujours de sa personne une vision sans nuance à son interlocuteur. Certes, tel était déjà le cas, il n'avait donc plus rien à craindre... pour être tout à fait honnête, il n'avait simplement pas envie de tenir une telle conversation avec la demoiselle.

D'une main sûre, l'intendant sélectionna dans son carton plusieurs branches et feuillages qu'il déposa délicatement sur la table attenante, construisant petit à petit ce qu'il allait ensuite créer comme composition. Aucune fleur n'était de trop, chacune aurait sa signification et sa participation dans ce qu'il allait créer : nul besoin de se précipiter dans son choix dans ces conditions.
La répartie de la brunette l'interrompit, le laissant songeur, voir vaguement contemplateur de ce bout de femme à l'enthousiasme aussi débordant que l'avait été sa hargne du début.

" Il n'est pas donné à tout le monde d'apprécier la vraie solitude et d'y prospérer."

Et surtout, la plupart des gens ne la comprenait. Combien de fois s'était-il vu opposé des fins de non-recevoir quand il avait signifié préférer rester seul à sortir avec des amis ? Comme si la solitude ne pouvait être qu'une punition, un cas extrême du à l'absence d'autres possibilités et non un vrai choix ? Plusieurs avaient cru qu'il suffirait d'un peu de temps et de présence pour l'en guérir, tout simplement. Un peu comme celle qui avait failli être sa femme, et qui avait fait de lui son projet personnel. Encore qu'à l'époque, il avait été bien moins renfermé qu'il n'était devenu maintenant, le misanthrope qu'il était devenu encore en simple projet.

Alors ce genre de commentaire... il haussait un sourcil imaginaire en les entendant, supposant que la majorité des gens se retrouverait frustrés sans avoir personne à qui raconter la beauté des arbres dans le silence du petit matin une fois passées les premières heures à apprécier la solitude complète. Il n'était pas méprisant, juste indifférent à leurs préférences, du moment que là aussi, on respectait la sienne à préférer les ignorer.

Sans plus prêter d'attention à Miku, Ran récupéra un nouveau support à Ikebana, légèrement différent du précédent : plus large, plus bas, plus sobre. Plus lourd aussi comme en témoigna le bruit mat qu'il fit lors qu'il le déposa sur une des tables. Avant qu'une personne comme Miku réussisse à s'accrocher dedans et ne la jette au sol, il faudrait qu'elle y mette vraiment beaucoup de mauvaise volonté.
Autant apprendre de ses erreurs.

Miku resta bête, très bête. L'espace d'un instant, elle crut s'entendre parler, elle crut que le constat de l'intendant était le sien. " Il n'est pas donné à tout le monde d'apprécier la vraie solitude et d'y prospérer."... cette phrase était lourde de sens, cachait énormément de non-dits et parlait énormément à Miku. Était-elle si différente de cet artiste en compositions florales un peu grincheux ? Oui elle l'était, mais elle lui ressemblait sur un point précis, sur celui de la solitude. Combien de fois Miku avait-elle été jugée pour avoir refusé de sortir en boite de nuit ? Combien de fois lui avait-on dit qu'elle était "coincée" et qu'elle ne faisait jamais d'excès ? Qu'elle ne s'amusait jamais ? Son adolescence n'avait pas été de tout repos de ce côté-là, devant faire face aux jugements permanents de son entourage, de ceux qui se disaient ses amis. Pourtant, elle n'avait pas l'impression d'avoir manqué grand-chose... Des garçons elle en avait connu, des cuites également, mais elle ne rentrait pas dans le schéma classique de la japonaise survoltée à l'extérieur du domaine scolaire... et cette image perdurait encore un peu aujourd'hui. Seulement, elle s'en fichait et cela au plus haut point...

« Vous avez raison... vous avez parfaitement raison. Seulement, il arrive un moment où l'homme doit arrêter d'être seul, car malheureusement avec l'âge son indépendance est remise en question... Et puis... l'entraide permet à l'humain d'avancer toujours plus loin. L'homme est un animal social... on ne peut lui ôter cette caractéristique... »

Elle ne l'inventait pas, Aristote ayant formulé ces hypothèses bien bien bien avant sa naissance. Restait juste à savoir si elle avait bien compris ce qu'il voulait dire pas là. Néanmoins, elle ne comptait pas changer le point de vue de Ranmaru sur cette question... Il était borné, certainement bien plus qu'elle sur le sujet. Mais encore une fois, elle pouvait le comprendre. Par contre, son amour pour les fleurs était plus étrange... Il venait d'ailleurs de se remettre au travail, voulant reconstituer sa composition. Changeant de pot, l'intendant était reparti dans la préparation de son œuvre. La Japonaise le regarda faire quelques instants... avant de se dire qu'il était peut-être temps pour elle de partir. Miku le dérangea donc de nouveau, ne précisant pas pour autant que cela allait être la dernière fois de la journée, mais ces mots le sous-entendaient...

« Je vous laisse à votre travail... Merci pour le bracelet ! Et... Je suis encore désolée... »

Oui parce qu'elle avait beau être maladroite, la jeune professeure ne prenait pas un malin plaisir à tout démolir... comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Peut-être que cela se soignait... les étourderies. Il faudrait peut-être qu'elle se renseigne un jour ou l'autre sur la question... même si elle n'avait pas grand espoir. Miku ne serait plus Miku si elle ne cassait rien de temps en temps... on ne se refaisait pas. Les gens pouvaient changer... mais certaines choses restaient les mêmes tout au long de la vie.

Saluant finalement l'intendant, elle tourna les talons, quittant ainsi doucement la scène de son crime. Néanmoins, elle repasserait certainement demain dans la journée, histoire de voir ce qu'avait donné la tentative de sauvetage de l'intendant... et elle avait bon espoir que ce soit une réussite. Ainsi, Miku culpabiliserait moins suite à ce carnage dont elle était l'auteure.