L'organisation de la fête du sport n'avait pas été une mince affaire. Les présidents des différents clubs sportifs s'étaient tous montrés plus exigeants les uns que les autres, les professeurs superviseurs n'ayant guère été plus raisonnables. Ils avaient eu beau bénéficier d'un renfort de volontaires, le conseil des élèves n'avait que rarement eu le temps de souffler. D'une certaine façon, Kantaro était plutôt soulagé de voir cette journée toucher à sa fin.

Sa participation aux activités en elles-mêmes avait été minime. S'il s'était inscrit dans l'équipe de base-ball, c'était plus pour faire plaisir à Hugh que par réel souci de contribuer à l'effort de guerre de leur classe. Le blond semblait suffisamment perturbé ces derniers temps pour que Kantaro cherche à le contenter par n'importe quel moyen, même détourné et anodin. Hugh aimait regarder les sportifs, aimait le base-ball... c'était donc suffisant pour impliquer sa participation, malgré son implication intense dans les préparatifs. Que ne ferait-on pas pour l'être aimé ?

La journée finie, les familles avaient quitté les lieux plus ou moins rapidement. Certains élèves aussi d'ailleurs, utilisant le prétexte des adieux pour s'éclipser le temps du nettoyage. Malgré les désertions, le rangement allait bon train. Kantaro pouvait déjà commencer une première tournée d'inspection pour voir où en était chaque zone et savoir ainsi où envoyer du renfort pour terminer au plus tôt.

Avec une arrière pensée qu'il ne chercha même pas à nier, le président des élèves s'était arrangé pour terminer son tour par le dojo. Vu l'organisation de la journée, les lieux devaient déjà être nettoyés. Cependant, Kantaro comptait bien sur la dévotion d'Eiji pour s'y trouver encore à vérifier ce que certains auraient appelé des détails pouvant être remis au lendemain. Quand il s'agissait de kendo, son ami était presque plus minutieux et maniaque que lui...

Kantaro pénétra donc dans le dojo, prenant soin d'ôter ses chaussures pour ne pas abîmer le parquet. Le fait de ne pas s'intéresser à ce genre de sport ne l'empêchait pas d'en respecter les usages, comme tout bon japonais qui se respectait. Comme il l'avait espéré, Eiji se trouvait bien là, penché sur un shinai qui devait certainement réclamer ses bons soins vu toute l'attention qu'il lui portait. Installé par terre contre un des murs du dojo, le kendoka semblait bien être le dernier présent sur les lieux.

Le jeune homme esquissa un sourire lorsqu'Eiji le remarqua et traversa la pièce pour le rejoindre. Il s'installa à côté de lui, profitant de ce moment pour souffler un peu lui aussi.

" Je faisais ma tournée d'inspection pour répartir les tâches restantes. Vous avez l'air d'avoir terminé ici. "

Un simple constat d'après ce qu'il voyait et l'absence d'autre personne. Mais il pouvait se tromper. D'ailleurs, Eiji était occupé.
Il s'adossa au mur et ferma les yeux.

" C'est calme ici. Ca fait du bien après toute cette agitation... "

Ce fut avec un soupir de contentement qu'Eiji se laissa glisser au sol dans un des coins du dojo, son shinai abimé entre les mains. Même pour quelqu'un de résolument sportif, commencer la journée de bon matin par un jogging, enchainer par une course de relai dans la matinée pour passer l'après-midi à cheval entre les épreuves de groupe et les séances de démonstration et d'entrainement dans le dojo... pour finir par ranger le dojo et tout le matériel utilisé. A la fin des séances de démonstration, le Capitaine du club de Kendo avait envoyé ses coéquipiers participer au rangement et au nettoyage de tous les terrains de sport, se réservant le dojo. Il ne s'était pas choisi la tache la plus facile : devoir ranger chaque pièce de matériel sortie, l'inspecter pour voir si elle n'avait subi aucun dégâts et la mettre de côté le cas échéant... un long travail minutieux qui lui revenait de plein droit. De toute façon, il serait forcément repassé derrière pour être sur de l'état du matériel, alors à quoi bon le confier à un autre ?

La fatigue ne lui avait pas fait perdre son sourire, loin de là, les évènements de l'après-midi lui ayant donné un nouvel aperçu sur une possibilité de l'avenir.
Ses muscles se rappelèrent à son bon souvenir, l'incitant à poser son arme en travers de ses genoux et à se passer une main sur la nuque avant de faire rouler ses muscles et craquer ses cervicales. Une fois cette pause sommaire accordée, il reprit son shinai jusqu'à entendre l'entrée de quelqu'un dans le dojo.

Contrairement à ce qu'il avait pensé, ce n'était pas un des membres du club qui avait oublié quelque chose, mais Kantaro – probablement en la personne du président du conseil des élèves qui vérifiait que la clôture de la fête se passait correctement. L'autre garçon semblait aussi fatigué que lui, impression qui se confirma quand il se laissa glisser contre le mur non loin de lui, les yeux clos. A part pendant la pause déjeuner, il l'avait à peine aperçu de la journée : il avait eu les mains aussi pleines que tous les présidents de club sportif, à vérifier que tout se passait bien et que personne n'avait oublié sa place. Encore maintenant, c'était à lui que revenait de passer derrière tout le monde. Il ne lui enviait vraiment pas sa place.

" Le dojo est en ordre, je finis juste quelques réparations sur des shinais qui ont souffert dans des mains novices."

Pour appuyer ses mots, il tendit l'arme de bambou devant lui : ainsi droite, on voyait nettement la latte décalée par rapport aux autres. Le kendoka récupéra l'arme dans son giron avec délicatesse.

" Ouais... je suis éreinté après la journée. Ca demande encore plus d'entrainer des gens qui ne s'y connaissent pas que ceux qui savent quoi faire. Et toi, il t'en reste encore beaucoup à faire ? Je sais que l'équipe d'athlé était très motivée à se dépêcher de finir le rangement : ils ont prévu une petite soirée secrète tout à l'heure."

Aussi secrète que pouvait l'être l'équipe d'athlé, à savoir que tout le lycée devait être au courant deux jours avant l'évènement. Pour cette fois, il avait décidé de ne pas s'en mêler, préférant le calme du dojo à l'effervescence d'une équipe survoltée.

Kantaro rouvrit les yeux lorsque la voix de son ami s'éleva dans le silence apaisant du dojo. Son regard se posa sur le shinai tendu à bout de bras par Eiji et ayant souffert pour la cause. Il y avait en effet une latte qui déviait de l'alignement bien net des autres. C'était toujours le même problème quand on confiait un objet à quelqu'un : on ne savait jamais dans quel état il allait revenir. Cette raison à elle seule lui suffisait pour être extrêmement regardant quant aux personnes auxquelles il prêtait ses affaires.

Le président des élèves leva légèrement le support auquel étaient accrochées quelques feuilles. Il souleva la première pour annoter la ligne "dojo" d'un simple ok. Même si Eiji n'avait pas tout à fait terminé, Kantaro le connaissait assez pour savoir qu'il ne quitterait pas les lieux tant qu'il resterait quoi que ce soit à faire, même minime. Le jeune homme parcourut rapidement les listes avant de reposer le tout à côté de lui, son regard englobant la pièce paisible. Un haussement d'épaules résigné accueilli la déclaration d'Eiji.

" Secrète ? Je suppose que ça veut dire que je ne suis pas censé être au courant depuis deux jours alors ? "

L'ironie n'était même pas dissimulée.

" Qu'ils fassent ce qui leur chante, du moment qu'ils ne dérangent personne. J'ai pas envie de faire la police ce soir. Je laisse cette tâche à Yoshitsu-kun. Du moins, s'il en a encore le courage après cette journée. "

Lui, il avait assez donné comme ça. Sa tournée d'inspection terminée à présent, il ne lui restait plus qu'à répartir les dernières tâches puis, un peu plus tard, à s'assurer que tout était fini. Il pouvait donc souffler sans arrière pensée.
Kantaro observa un moment Eiji travailler, gardant le silence, avant de se lancer sur le sujet qui l'avait poussé à finir par le dojo.

" Ca fait un moment qu'on n'a pas eu l'occasion de discuter. Je voulais te présenter mes excuses pour... la façon dont tu as appris notre relation, à Hugh et moi. "

Sur ce, il se tourna totalement vers Eiji et inclina le buste un moment, avant de se redresser.

Eiji ne put retenir un sourire en commençant à démonter le shinai : les fêtes du club d'athlé étaient aussi légendaires que leur manque de discrétion, mais a priori, tant qu'ils restaient dans les limites du raisonnable que pas un grain de poussière ne trahissaient leur présence après leur passage, l'administration fermait les yeux avec magnanimité. Il le savait pour avoir participé à un certain nombre d'entre elles.
Les gestes étaient familiers, rassurants, si souvent refaits qu'il pouvait se permettre de continuer même quand tout son esprit n'était pas à la tache en tenant une conversation avec l'autre garçon. Les mains du jeune homme se figèrent un instant avant de reprendre, plus assuré : était-ce sur cette voie qu'il voulait continuer ?
La voix de Kantaro s'éleva à nouveau, dans une direction à laquelle ne s'attendait pas le kendoka après ces quelques échanges sur le festival. Surpris, il abandonna le noeud qu'il était en train de défaire pour lui lancer un rapide coup d'oeil, avant d'à nouveau reporter son regard sur son shinai, en apparence concentré.

Depuis, le temps, il était passé à autre chose, laissant derrière lui cette scène qui le mettait encore mal à l'aise rien que d'y penser. S'il s'en était expliqué avec Hugh, voir l'intimité entre ses amis n'était absolument pas quelque chose sur lequel il voulait s'attarder, ni même y réfléchir. Quand il s'averra que l'intello à ses côtés semblait bien attendre une réponse de sa part, Eiji lacha un petit sourire en cherchant ses mots.

" Ca va, c'est oublié... j'en ai déjà parlé longuement avec Hugh. Tant que je vous revois pas dans cette position..."

Et ça, ça n'avait rien à voir avec de l'homophobie, juste avec une gêne normal de voir ses camarades bien lancé dans une partie de jambes en l'air. Avec le recul, il n'était pas sur qu'il aurait réagi différement s'il avait eu plus d'expérience à ce moment là. Après coup, sans aucun doute, il en aurait été moins gêné, mais pris sur le fait... il continuait à être persuadé qu'il vallait mieux profiter du sexe porte fermée. Ce qui était plus facile à dire quand on avait un amant qui avait son propre appartement.
D'un autre côté, Hugh et Kanta courraient moins de risque s'ils se promenaient ensemble dans la rue. Chaque position avait ses avantages et ses inconvénients.

Plutôt que de continuer sur cette pensée, le jeune homme préféra se concentrer à nouveau sur l'extraction délicate de la latte abimée du shinai, la dégageant délicatement de l'ensemble pour voir si elle méritait d'être sauvée ou si elle devait être complètement changée. Sachant qu'il l'avait déjà réparé à plusieurs reprises depuis la rentrée, il craignait que la seconde solution ne soit à envisager.

" Tu as le temps de prendre une pause dans le dojo avant de retourner vérifier que personne n'oublie pas un sac de ballons dans un coin du gymanse ? "

Kantaro esquissa une petite grimasse rien qu'à l'idée d'être surpris une seconde fois dans une position aussi embarrassante. Non, il n'avait rien d'un exhibitionniste et ne voulait revivre un tel moment pour rien au monde, quelle que soit la personne qui ouvrirait la porte.

" T'en fais pas, on a retenu la leçon. "

Toujours fermer la porte à clé, même quand on est sûr d'être tranquille ! Il ne risquait pas d'oublier cette précaution à l'avenir.

Kantaro reprit appui contre le mur, la tête tournée vers Eiji en gardant le silence. Tout en suivant chacun des gestes du kendoka absorbé à la réparation du shinai, le jeune homme chassa la petite pointe de jalousie ressentie à l'évocation de Hugh.
Il le savait que ses deux amis étaient plus proches l'un de l'autre que de lui, même alors que le blond était son petit ami. Mais le petit pincement qu'il ressentait, chaque fois qu'il en avait un nouvel exemple sous les yeux, n'en restait pas moins désagréable. Bon, c'était aussi grandement de sa faute, parce qu'il n'était pas ce qu'on pouvait appeler quelqu'un de liant. L'idée que quelqu'un le prenne pour confident devait sans doute en faire rire plus d'un. Certains devaient même être persuadés qu'il n'avait aucun ami. A se demander comment Eiji et Hugh avaient réussi à obtenir cette place.

Le délégué fut tiré de ses pensées contemplatives par la question d'Eiji. Il s'étira dans un petit grognement avant de répondre.

" Oui. J'ai fait exprès de terminer par le dojo. Enfin, si ça ne te gêne pas d'avoir de la compagnie quelques minutes. "

D'autant qu'il n'était pas la compagnie la plus distrayante du monde, même pour ses amis. Au moins n'était-il pas quelqu'un de fatigant à supporter... du moins selon ses propres critères.
Kantaro ferma les yeux, savourant le silence et le calme ambiant.

" Ca serait cool qu'on se refasse une sortie tous les trois. Ca fait longtemps. Mais j'imagine que le week-end ce n'est plus possible. Il faudrait trouver un moment en semaine... "

Ce qui impliquait de rentrer après le couvre feu... Mauvais exemple si le président des élèves se faisait prendre. A moins qu'Eiji ne consente à sacrifier un vendredi soir. Le plus simple aurait été de pouvoir s'afficher avec la personne qui prenait tant de temps à leur ami mais, s'il se fiait à la photographie aperçue, il doutait que cela fasse un jour parti des possibilités...

Si Eiji n'avait pas été concentré sur son shinai, l'évocation de l'impossibilité du week-end aurait provoqué une réaction plus marquée chez lui. Pour cette fois, le net écart de la lame de bambou qu'il tentait de remettre en place pouvait presque passé pour de la maladresse. Le jeune homme jura dans sa barbe quand le bois lui rentra cruellement dans la pulpe du doigt, mais inspira et se reconcentra aussitôt sur ce qu'il faisait pour achever de la fixer avant de relever le nez vers Kanta, la rougeur heureusement disparue de ses joues. Le kendoka reposa avec délicatesse son arme sur ses genoux pour jeter un rapide coup d'oeil au doigt mâché où perlait une petite goutte de sang.

« Ah, oui, les week-end... non, ça va pas être trop possible. »

Le sportif fixa son colocataire au dessus de son doigt blessé. Il avait beau savoir que les deux autres connaissaient ses habitudes de vie – difficile de les rater quand ils le voyaient partir le vendredi et revenir le dimanche soir avec un sourire béat – se les voir rappeler de manière subtile le gênait encore un peu, comme un gosse prit en faute. Ou un adolescent en flagrant délit d'escapade amoureuse. Ceci dit, les deux autres devaient apprécier le temps tranquille dans la chambre pour eux deux.
Un sourire tendre effleura les lèvres du kendoka à l'image du visage de son amant. Jiro ne serait pas vexé s'il sortait avec ses amis. Des deux, il serait sans aucun doute le plus frustré, il en avait déjà fait l'expérience.

« Plutôt un vendredi ? On n'est pas obligé d'aller au Tama GreenWalk si tu ne veux pas y retrouver tout le lycée. »

Connaissant Kanta, il se serait senti obligé de remettre à leur place les élèves trop chahuteurs qu'il reconnaissait, avec ou sans uniforme. Le sourire toujours aux lèvres, Eiji se repencha sur son shinai maintenant que la douleur était partie. Après une journée dans le dojo comme aujourd'hui, rien ne semblait pouvoir altérer sa bonne humeur même s'il était éreinté.
Un rapide coup d'oeil lui confirma que le président l'était tout autant, voir plus que lui. Une lassitude plus profonde que de la simple fatigue physique. Comme l'autre garçon, Eiji avait bien remarqué la différence qui se creusait, sans pouvoir être comblée. Chacun était pris par les clubs, les activités, les horaires ne correspondaient jamais... par moment, ils n'étaient rien de plus que de simple colocataires qui trouvaient à peine le temps de manger ensemble.

«  Tu as l'air lessivé. Ta vice-présidente ne fait pas son boulot ou Hugh te fatigue ?»

La blague de potache aurait pu être plus amusante si Eiji, même perdu dans sa tempête amoureuse, n'avait pas perçu l'espèce de distance qui semblait parfois s'instaurer entre les deux autres. Le jeune homme ferma les yeux en se souvenant de la confidence faite par le blond, quand à la présence de son ex au lycée. Présence qui le troublait plus qu'elle n'aurait du et devant laquelle Eiji n'avait su quoi dire.

«  Pas trop dur de conjuguer les deux ? »

Autant rester sur des bases un peu plus stable et que lui-même pouvait à peu près comprendre.

Un sourire flotta un instant sur les lèvres de Kantaro alors que son ami confirmait ses pensées quant à ses disponibilités. Pas de surprise de ce côté-là. Le sacrifice du vendredi soir devait lui en coûter déjà assez.
Le jeune homme pouffa légèrement à la mention du grand centre commercial -lieu habituel de retrouvailles et de vagabondages de la majorité des lycéens, tous établissements confondus- et se demanda qui, de lui ou de leurs camarades, Eiji souhaitait le plus ménager. Il était à peu près certain que sa simple vue gâcherait la soirée de quelques uns d'entre eux. Sans parler du choc de constater que le président des élèves puisse avoir des loisirs, et que des personnes soient suffisamment inconscientes pour vouloir partager leur temps libre avec quelqu'un d'aussi strict.

Son léger sourire se transforma en petite moue lorsque Eiji reprit la parole. Difficile d'en identifier le sens tellement elle pouvait s'appliquer dans les deux cas. La légère rougeur sur ses joues, elle, en revanche, était bien pour son petit ami.
D'un geste lent, Kantaro redressa la fine monture de ses lunettes avant de soupirer : les deux personnes citées étaient au cœur des ses préoccupations actuelles mais, fort heureusement, pour des raisons totalement opposées.

" D'un point de vue purement physique, deux petites heures de sommeil devraient régler le problème. "

Le reste en revanche... Un nouveau soupir, agacé cette fois, lui échappa.

" J'ai une exclusivité pour toi : Takahashi m'a présenté sa démission la semaine dernière. Ce sera le sujet de la prochaine réunion du conseil. "

Pour l'instant, il n'y avait encore que lui et le professeur principal des 2-A à être au courant. Ils avaient réussi à reporter la question à après la fête du Sport. Ce qui les amenait à présent à la prochaine réunion.
Des deux sujets cités, c'était le moins personnel. Kantaro n'avait donc pas trop d'hésitation à l'aborder.

" Sérieusement, en plein milieu d'année, mais à quoi est-ce qu'elle pense ? Comme si on n'avait que ça à gérer ! J'espère que son remplaçant sera plus sérieux que ça... "

Il exagérait sans doute un peu. La jeune fille avait ses raisons. Mais la mauvaise foi n'était pas quelque chose qui risquait de l'étouffer, alors... Et puis, il avait épuisé son quota de patience avec elle...

Le kendoka hausse les deux sourcils à la nouvelle. Takahashi démissionnait ? La deuxième année avait toujours semblé être une telle boule d'énergie, toujours présente pour irriter le président, qu'une telle nouvelle était surprenante. C'est vrai qu'elle avait eu des absences récemment, mais à ce point... voilà ce que c'était de ne suivre le conseil des élèves qu'en dilettantes, seulement quand il y avait des décisions concernant les clubs sportifs à prendre. Au moins il n'en serait pas le plus surpris. La virulence de son ami à son sujet lui arracha un nouveau sourire. Kantaro n'avait jamais tu ses réticences à son égard, ni à celui de toutes ses collaboratrices féminines du conseil et une telle décision ne ferait qu'apporter de l'eau à son moulin.

« Vu comme elle adorait te casser les pieds, elle a du vraiment avoir quelque chose de lourd à gérer pour te donner sa démission. »

Oh, il ne doutait pas que Kantaro le savait, mais qu'il râlait pour le plaisir – enfin une raison valable de vilipender celle qui l'avait tant fait grincer des dents ! - mais Eiji ne pouvait pas s'empêcher de commenter. Surtout que... son regard tomba sur le shinai sur ses genoux et il vint machinalement en caresser la garde à la recherche de l'apaisement que l'arme avait toujours procuré chez lui. Le kendo avait toujours été si haut dans ses priorités... était-ce vraiment le moment de le passer en numéro un ? Le kendoka jeta un vague coup d’œil à son ami avant d'entreprendre de finir la réparation du bambou, penché sur la garde pour refaire correctement les nœuds de tension en essayant d'éviter d'appuyer sur son doigt qui pulsait de manière désagréable.

« Ça te choque que quelqu'un abandonne le reste pour poursuivre un but qu'il estime plus important, parce que c'est impossible de tout conjuguer ? »

Même si ce genre de décision appartenait essentiellement à celui qui la prenait, elle était suffisamment dure pour demander le conseil et le soutien des autres. Certes, il était assez têtu pour foncer tête baissé une fois la décision prise, au delà de tous ce qu'on pourrait lui dire. Mais en cet instant, il était tout sauf sur de lui.

D'autant plus concentré à la tâche qu'il n'était pas sur de vouloir entendre la réponse, Eiji tendit l'arme à nouveau complète devant lui, observant d'un œil critique son travail et les lames de bambou ajustées. L'alignement semblait correct d'un point de vie extérieur, mais au niveau équilibre, quelque chose manquait. Une seule manière de le savoir. D'un geste souple qui ne trahissait pas la fatigue qu'il pouvait ressentir après une journée intensive de sport, le kendoka se releva et s'éloigna de quelques pas de son ami, shinai en main, pour se livrer à quelques mouvements nets d'attaques. Pour finir par revenir s’asseoir à sa place initiale sur le sol avec un regard dégoûté pour le shinai dans ses mains.

« Il est mort. »

Kantaro esquissa une grimace à la remarque somme toute logique de son ami. Oui, la jeune fille avait des raisons valables, et il n'y avait probablement que lui -et quelques personnes du même genre- qui aurait continué à affronter le tout quitte à s'en ruiner la santé. Il savait tout ça, cependant... Pour une fois qu'un évènement était suffisamment prise-de-tête pour l'occuper au point de détrôner ses soucis de couple de la première place de ses préoccupations, il n'allait tout de même pas passer à côté et jouer les conciliants... De toute façon, ce rôle ne lui allait pas. Il aurait choqué tout le monde en l'étant.

La question qui rompit le silence étira sa moue boudeuse. S'il ne pouvait même plus être de mauvaise foi... Kantaro soupira, las, avant froncer doucement les sourcils. A la réflexion... est-ce qu'Eiji parlait bien de Takahashi ? Le jeune homme tourna la tête vers son ami, le scrutant avec attention, comme s'il allait trouver une réponse rien qu'en l'observant. Sa concentration sur la réparation du shinai cachait-elle autre chose ?
Eiji avait changé depuis qu'il était en couple. Et il ne parlait pas de son sourire béat du dimanche soir lorsqu'il réintégrait leur chambre commune du pensionnat. Non. Il avait l'air plus... réfléchit ? Fréquenter quelqu'un de plus vieux lui avait peut-être apporté un brin de maturité supplémentaire. Peut-être... Difficile d'en être certain vu le peu de discutions personnelles ils avaient tous les deux. Hugh aurait sans doute été plus à même de le certifier.

Kantaro resta silencieux tout le temps que dura l'exercice. Lorsque son ami revint s'asseoir à ses côtés, il posa son regard sur le shinai pour lequel le verdict venait de tomber.

" Requiescat in Pace. "

La petite pointe d'humour ironique risquait de tomber à plat si Eiji n'entendait rien au latin, ce dont il doutait fortement. Kantaro passa donc rapidement à autre chose.

" Abandonner certaines choses au profit d'autres plus importantes... L'idée ne me choque pas. Je dirais que ça dépend surtout des situations. Elles sont loin d'être toutes comparables. Ca peut être une façon de fuir ses responsabilités ou, au contraire, une opportunité d'en assumer d'autres. "

Kantaro tourna légèrement la tête pour mieux voir le kendoka.

" Dans le cas de Takahashi, j'opte pour la version qui soulage le plus mes nerfs. Mais... je suppose que ce n'est pas d'elle dont on parle... "

La locution latine passa effectivement très loin de l'esprit Eiji, à 10 000 lieues de comprendre ces répliques d'un autre temps dont l'étude ne l'avait jamais intéressé. Le jeune homme se contenta de se pencher en avant, le regard rivé sur ce dojo qu'il adorait tant avant de hocher lentement la tête. La vie de Takahashi ne le regardait pas tellement au final, à part pour la défendre par moment de la misogynie galopante de Kantaro quand celle-ci se faisait trop pesante. Ou quand sa situation reflétait en partie la sienne.

« Non, pas vraiment. En fait... le maître du dojo Aikuban est passé dans l'après-midi, quand je faisais les initiations. »

Le jeune homme hésita un moment, cherchant les mots pour expliquer sans avoir l'air de trop se jeter des fleurs. Il n'était même pas encore sur de mériter les compliments qu'on lui avait fait et devant lesquels il s'était incliné docilement, trop abasourdi pour répondre autre chose qu'un déni poli alors que le maître d'un dojo connu descendait de son piédestal pour venir lui parler, non comme à un simple élève, mais comme quelqu'un qui avait un réel potentiel à ses yeux.

« Il est resté un moment à m'observer avant de venir me parler. Il cherche un professeur pour les débutants et pense que je pourrais faire l'affaire. Et ça me permettrait de me concentrer plus sur ma carrière en kendo aussi. Par contre, entre les cours et les entraînements... ça serait un vrai travail, je ne pourrais plus suivre les cours du lycée. »

En somme, cela rapprochait un choix sur lequel il s'était déjà penché. Il se souvenait d'une discussion similaire avec Hugh, il y avait de cela quelques mois, où le blondinet lui avait demandé s'il comptait faire carrière dans le kendo. A l'époque, sa réponse avait été plus mitigée, restant sur l'idée qu'il préférait laisser ses options ouvertes. Mais c'était à un moment différent, où il n'avait pas eu de soucis quand au fait d'être lycéen, quand il n'y avait pas encore eu de possibilités réelles de travailler dans un dojo.
Amusant de voir combien la vie pouvait évoluer en seulement quelques mois.

« Je dois le revoir en entretien plus formel bien sûr, j'ai le temps pour prendre une décision. »

Le kendoka s'allongea sur le parquet dans un bruit sourd, le regard fixé sur les poutres du plafond histoire de voir si elles détenaient les réponses à sa question. Sans espoir. Il avait idée qu'il n'avait pas fini de se torturer avant son choix définitif, voir même après.

« Tu sais tout. Alors monsieur le président, ai-je droit à un veto pour mon idée d'abandon de poste ? »

Pendant quelques secondes, le silence fut la seule réponse à la révélation d'Eiji. Sourcils froncés, Kantaro détaillait son ami sans ciller, comme s'il cherchait à percer à jour ses pensées. Puis, après quelques secondes, il détourna la tête, englobant le dojo d'un regard songeur.

" Aikuban... Même moi qui n'y connaît rien en kendo, j'en ai entendu parler. C'est un Sensei assez reconnu, non ? "

La forme interrogative n'attendait pas vraiment de réponse, mais était plutôt là pour marquer une courte pause. Le sujet était sérieux et, malgré la question teintée d'ironie, Eiji lui demandait son avis. Du moins, était-ce l'impression qu'il avait eue. Hors de question de le donner à la légère.

" Il est certain que tu ne pourras pas concilier le travail, les entraînements et les études. Tu es quelqu'un de trop sérieux dans les domaines qui t'intéressent pour t'y investir à moitié. Les études ne font clairement pas parti des domaines qui te passionnent. On en a déjà parlé : si tu es au lycée, c'est plus pour te laisser le temps de la réflexion, mais t'as pas l'intention d'entrer à l'université ensuite. "

Loin de Kantaro l'idée de dénigrer. Il était d'ailleurs plus raisonnable de rester au lycée tant qu'on n'était pas certain de l'orientation à donner à son avenir.

" La question n'est donc pas l'abandon de tes études, mais de savoir si tu veux faire du kendo ton avenir. "

Le jeune homme tourna la tête vers Eiji, un léger sourire sur les lèvres.

" Je ne peux pas répondre à ta place, mais si tu veux mon avis, avoir la chance de vivre de sa passion est une opportunité trop rare pour qu'on la laisse filer. Si tu es vraiment inquiet d'un échec et de te fermer des possibilités, tu peux toujours entretenir les bases en passant rônin. "

Et il répondrait présent si son ami lui demandait son aide.