Une journée comme les autres oui. Si on exceptait qu'Eiichi s'était couché en pétard et avait fulminé une bonne partie de la nuit, tournant et retournant sous sa couverture, hibou aux grands yeux fixés sur le plafond de la chambre. Il avait fallu le temps pour que les rumeurs prennent de l'ampleur et reviennent jusqu'à ses oreilles. Les choses s'étaient passées en toute discrétion... ou presque. Quelqu'un les avait vu sortir d'une pièce ensemble. Ou réapparaitre au même moment. Et si au début, ça n'avait tiré qu'un sourire en coin vu la réputation de Sadamori, l'info avait dû être relancée un jour de désœuvrement où les commères de service n'avaient rien d'autre à se mettre sous la dent. Jusqu'à ce qu'enfin, le ragot plus tellement frais atteigne les oreilles d'Eiichi. Qui n'avait pas du tout apprécié. Sa première réaction avait été de se planter devant sa sœur pour lui demander si c'était vrai, mais comme il n'avait rien pu tirer d'elle à part des oreilles couleur écrevisse, il allait être obligé de s'attaquer à un plus gros poisson.

Oui oui. Eiichi Togawa, incapable de regarder un garçon charismatique en face, allait demander des comptes à Yahei Sadamori. S'il n'avait pas vécu dans son propre monde, on se serait demandé ce qui lui passait par la tête. Ce matin donc, pas franchement frais vu sa nuit agité, le jeune homme s'était préparé normalement, bien qu'un peu moins attentif à sa petite fierté ordinaire de réussir un nœud de cravate parfaite en moins de temps qu'il faut pour le dire tant il était concentré sur un certain 3ème année. Pourtant, avoir un uniforme tiré à quatre épingles lui donnait l'impression d'être un peu plus impressionnant que ça n'était le cas en réalité avec sa "tronche de fillette", dixit ses adorables camarades. C'était toujours à prendre. Et ça allait chier. Enfin, dans son imagination en tout cas.

Il avait passé son premier cours de la matinée à tapoter nerveusement du crayon sur sa feuille, s'attirant un regard noir de la part du prof. Quand enfin la sonnerie avait retenti, Eiichi s'était précipité dehors. Pas de coq au milieu de son poulailler à la sortie des 3A, mais le détective Togawa avait l'oreille traînante et les fans de Yahei une voix portante, il put donc s'orienter vers la bibliothèque, presque certain d'y trouver le jeune homme. Personne en vue depuis l'entrée, mais en parcourant les allées... victoire !

"Samadori-sempai !"

Alors qu'il s'avançait à grands pas vers le jeune homme, tentant de ne pas perdre ses moyens maintenant qu'il se trouvait en face de lui, la première secousse se fit sentir. Surpris, Eiichi perdit le peu de contenance qu'il avait alors qu'il heurtait de l'épaule une étagère et qu'à l’instar de son aîné, un livre lui atterrissait gracieusement sur la tronche, ouvrant par la même occasion son arcade sourcilière qui n'avait rien demandé à personne et lui tirant un cri de douleur.

"Mais... Aïe !"

Bordel, c'était bien le moment ! Une deuxième secousse fit dangereusement remuer d'autres livres et le garçon se protégea du bras, cherchant du regard une table où s'abriter. La bibliothèque n'était vraiment pas l'endroit où traîner pendant un tremblement de terre.

Choppé par le Prince, Eiichi n'eut pas tellement de réfléchir à la question que Yahei prenait les choses en main. Le jeune homme avait le sens des priorités : se mettre à l'abri des possibles dangers dus aux secousses passaient avant sa croisade pour l'honneur de son idiote de sœur et il ne fit donc pas de manière, suivant sans rechigner, son bras libre continuant à protéger son visage des chutes de livres. C'était VRAIMENT une mauvaise journée. Pourtant, malgré le fait qu'il se retrouve balloté derrière celui qu'il était venu engueuler, il essayait de ne pas perdre l'impulsivité qu'il l'avait mené jusque là. Il ne s'agissait pas de se dégonfler maintenant.

A quatre pattes, Eiichi se glissa à la suite de Yahei sous la table où ils purent enfin se poser. Loués soient les réflexes rapides du prince : le japonais avait déjà ressenti des secousses plus fortes, mais il n'en restait pas moins que les livres tombaient des étagères comme les fleurs de cerisiers en fin d'Hanami. Ça allait être marrant à ranger. Il conseillerait au bibliothécaire de demander de l'aide à Makoto, niveau remise en ordre, on ne faisait pas plus efficace. D'ailleurs, en parlant de Makoto...

Le garçon se tourna vers le 3ème année. Yahei avait libéré son poignet et Eiichi, dévisageant son aîné avec un air qui se voulait sévère, essuya de son revers le sang qui avait légèrement coulé vers son œil.

"Togawa Eiichi. Répondit-il sèchement, réussissant du même coup à masquer les inclinaisons un peu trop efféminées à son goût que sa voix prenait souvent. Togawa, ça te dit quelque chose ? Tu as tripoté ma soeur il y a quelques semaines."

Victory... Pour une fois et malgré le sourire du prince, il n'avait pas balbutié ou rougi devant un mec un peu trop charismatique.

Eiichi se renfrogna, la lèvre boudeuse tandis qu'un pli de contrariété apparaissait sur son front. Non non non. Son sempai ne s'en tirerait pas comme ça. D'accord, oui c'est vrai, il fallait bien l'admettre... Le fait qu'il ait pris un air sévère suffisait à faire perdre une grande partie des moyens du jeune homme. Mais maintenant qu'il était là, il n'allait plus reculer ! Surtout que coincé pour encore quelques minutes sous la table, c'était plus difficile de s'enfuir...

Dans sa tête, la scène qu'il avait imaginé de nombreuses fois cette nuit était pourtant très claire : il engueulait copieusement le 3ème année, lui collait peut-être même son poing dans le nez, et puis lui interdisait de retoucher ne serait-ce qu'à un cheveux de son artichaut de sœur. Non mais. Et maintenant, il se trouvait que pour frapper réellement Yahei, la situation n'était pas franchement adaptée, ce qui fit qu'Eiichi se contenta de rentrer la tête dans les épaules, furieux :

"Elle m'a rien demandé, et je lui ai déjà posé la question figure toi ! C'était vraiment trop louche comme réponse, mais si j'avais été complétement sûr, je t'aurai tapé avant de te parler !"

C'était certes ridicule venant de sa part mais malheureusement rigoureusement vrai. Tout le monde ne pouvait pas avoir les moyens d'un caractère impulsif, il se refrénait déjà pas mal en essayant de mettre les choses au clair avant. Surtout que Yahei ne niait pas ce qui fit à son tour grincer les dents de son kohai :

"Ah tiens donc, comme c'est pratique ! T'as pas intérêt à la retoucher !"

Le grand, le terrifiant Eiichi dans toute sa splendeur. Il aurait été sans doute plus effrayant avec sa collection d'aiguilles. Ou même une paire de ciseaux à bout rond. Autour d'eux, certains élèves commençaient à émerger de sous les tables mais le responsable présent les rappela séchement à l'ordre : encore une minute, pour être sûr de ne pas se prendre une réplique au moment innoportun.

Eiichi s’attendait à une réaction vive, certes... mais pas à ce point. Il fut heureux que Yahei ne soit pas un quelconque mutant au regard tueur car il y serait sans doute passé manu militari. Malgré son cœur battant, le jeune homme se força à soutenir le regard de son sempai : après tout, il ne se sentait pas en tort ici, Sadamori n’avait qu’à assumer les conséquences de ses actes ! Brusquement rapproché de l’autre élève, le couturier referma par réflexe ses mains autour du poignet qui l’avait saisi par le col. Bordel, qu’il le tape s’il voulait mais pas ses fringues !

"A.. A toi Sadamori. Pour... pourquoi ? Tu te prends vraiment pour un prince intouchable ?"

Oui c’est vrai, il bégayait. Oui c’est vrai, son cœur battait à tout rompre. Oui c’est vrai, la seule raison qui faisait qu’il ne s’effondrait pas immédiatement, c’était l’adrénaline. Mais merde, il se posait exactement la même question de Yahei dans l’autre sens. Pour qui cet espèce de mannequin des bacs à sable se prenait-il ??

Il n’avait jamais vu son sempai dans cet état. Croisé de loin à chaque fois, Yahei lui avait toujours paru parfaitement se maîtriser, jouant à fond son rôle en toutes circonstances. C’était pour ça qu’il n’avait jamais osé l’aborder pour lui demander s’il voulait bien lui servir de modèle. La popularité, le charisme... c’était effrayant. Et soudain, Sadamori tombait de son statut d’idole hors d’atteinte pour rejoindre une catégorie beaucoup plus sombre. Catégorie qui refroidissait définitivement ses envies de créer quelque chose spécialement pour lui. En tout cas, quelle que soit la raison pour laquelle il ne s’approcherait plus de Makoto, ça convenait parfaitement au garçon !

"On est au moins d’accord sur une chose !"

Le poing du jeune homme partit, visant l’épaule de son sempai. C’était moins dans l’attention de frapper que celle de le faire lâcher et ce fut inutile puisque juste à ce moment, Yahei le repoussait sans douceur. Le souffle court, Eiichi se recula dans un coin près d’un pilier de la table, ramassé sur lui-même et surveillant le grand brun. S’il avait pu et quitte à avoir créé l'étincelle qui risquait d'être plus dangereuse pour lui que pour l'autre, il aurait sans doute attaqué plus fort, échaudé par la tension palpable sous leur refuge.

Jusqu'à ce qu'enfin le bibliothécaire autorise les élèves à s'extraire de sous leurs abris, Eiichi était resté tendu dans son coin. Leste comme un chat, il se glissa de sous la table, coulant un regard sombre à son sempai avant de hausser les épaules :

"C'est sa faute à elle, c'est la faute des autres... Jamais la tienne, donc."

En tout cas, l'affrontement était terminé, et la tension retombait lentement. Fidèle à lui-même, le prince se porta au secours d'une de ses admiratrices et son kohai le suivit quelques secondes des yeux. Comment pouvait-on être si différent d'une seconde à l'autre ? Il avait plusieurs personnalités, l'idole de l'école ? En tout cas, plus que jamais, Eiichi était maintenant décidé à protéger sa sœur, malgré elle s'il le fallait. Ce garçon n'était pas seulement un coureur qui lui briserait le cœur, il avait aussi un sacré grain. Elle était beaucoup mieux avec Seiji-kun, même s'il était plus jeune. Lui au moins, c'était un mec équilibré.

Plein de ses douces illusions, le 2ème année se détendit un peu et imita Yahei en l'ignorant complétement. Il aida comme il pouvait ceux de ses camarades qui avaient été blessés dans l'incident mais heureusement, personne n'était trop gravement atteint. Après tout, tous les élèves connaissaient bien les mesures de sécurité. Sa coupure à l'arcade devait faire partie des égratignures les plus graves, c'est dire. Avec les quelques autres ayant besoin des talents de l'infirmier, le couturier dut rapidement quitter les lieux sur ordre du responsable ce qu'il fit sans rechigner, malgré sa légère appréhension, ironie du sort, à l'idée de l'aiguille et du fil qui l'attendaient à l'infirmerie.

[Topic terminé pour moi !]