S'il y avait bien une chose qu'Eiji aimait, c'était d'être tranquille pour faire les magasins. Pas pour faire les boutiques comme une fille, à trainer des heures dans chaque boutique pour glousser devant divers accessoires et en essayer une infinité de vêtements, mais pour le simple plaisir de regarder ce qu'il voulait à son risque. Avec Hugh et Kantaro, le risque était de se retrouver coincé dans une librairie, entre les rayons pépublications et celui de la littérature étrangère, quand à Konata, son plaisir restait dans les boutiques qui vendaient des fanfreluches et des marchands de sucrerie. Pour le coup, il avait besoin d'un instant pour respirer. En parlant de Konata... c'était en partie pour elle qu'il était ici, pour essayer de lui trouver un petit cadeau. Ces dernières semaines, il lui semblait que la jeune fille était un peu mécontente avec lui, sans arriver à mettre exactement le point dessus. Avait-il était un peu trop dur avec elle pendant l'entrainement de kendo ? Il avait parfois un peu du mal à suivre le cours des pensées de sa petite furie qu'il suivait pourtant partout avec le sourire.
Eiji supposait qu'il aurait du prendre le temps de lui poser la question, mais les discussions avec Konata n'allaient pas toujours dans le sens où il espérait...
Connaissant sa copine, il espérait qu'un cadeau lui fasse plaisir.

Perdu dans ses pensées, il contemplait la devanture d'une petite bijouterie. Bijouterie, le terme était fort : la plupart des objets mis en évidence étaient de la pure fantaisie, haute en couleur et en variété... juste le genre pour plaire à une certaine jeune fille. Son regard s'arréta sur deux objets : un bracelet avec des breloques panda, et un collier avec un espèce de tube où nageait un minuscule poisson en origami... un vrai zoo à eux deux, mais au moins il pensait être sur la bonne voie...
Il regarda deux jeunes filles rentrer dans la boutique en gloussant, se poussant du coude pour se montrer des objets entre deux messes basses. Heureusement pour lui, sa Konata n'avait pas grand chose à voir avec ces gamines hystériques ! Certes, elle était tout aussi surexcitée, mais avec une manière bien elle, et haute en couleur, de l'exprimer. Rien qu'à l'idée, un sourire amusé venait fleurir ses lèvres. Elle avait un sacré caractère, sa petite peste.

Quand une main agrippa son épaule, Eiji se tourna légèrement, se demandant qui pouvait bien l'avoir reconnu et l'accoster avec autant de familiarité. La réflexion n'eut pas le temps de cheminer bien loin dans son cerveau qu'une paire de lèvres s'écrasait sur les siennes sans grande douceur, et surtout, sans permission. Eiji se figea, raide comme la justice, jusqu'à ce que le jeune homme se recule d'un peu et prenne la mesure de qui il venait d'embrasser. Et inversement. Le cerveau du kendoka eut un bug en se rendant compte de qui il venait d'embrasser, et surtout de son sexe.
Il venait de se faire embrasser par un homme. Deux mots qui n'auraient jamais du se trouver dans la même phrase, surtout pas si sa personne se trouvait quelque part dans la phrase, en particulier au niveau du sujet.
Et pour rajouter du sel sur la blessure, ce qui venait de l'embrasser, n'était autre que Nakamura, l'emmerdeur patenté du dojo qu'il avait déjà du remettre à sa place une fois.

Le coup de poing sur sa joue eut l'effet salutaire de le sortir de sa stupeur, ravivant une douleur pas si lointaine. Ce crétin avait du frapper pile là où Hughlui avait laissé un bleu. Eiji n'écouta pas l'explication du jeune homme, et ne chercha aucune explication logique ou non : il lança son poing en avant, avec beaucoup plus de violence que Nakamura. Le coup s'écrasa avec une brutalité satisfaisante sur la joue du blond, mais pas suffisamment pour assouvir la colère qui lui faisait voir noir. Il récupéra Nakamura au collet pour le plaquer au mur et approcher dangereusement son visage de lui.

Non loin, deux filles gloussèrent à cette image. Il entendit vaguement un commentaire sur une dispute de couple, mais ne chercha pas à comprendre plus, trop occupé avec la personne devant lui.

" Donne-moi une raison de ne pas te tuer... non laisse tomber, je vais te massacrer."

Le deuxième coup partit avec autant de délicatesse, faisant saigner du nez sa victime et lui donnant l'air d'un coq à l'abattage. Il était furieux comme rarement il l'avait été, avec l'envie d'en découdre jusqu'à ce que son adversaire ne soit que pulpe sous ses doigts. Effacer complètement de son champs de vision celui qui avait osé l'embrasser, comme si ce pervers pouvait le contaminer par son seul geste.

Pour son plus grand plaisir, Seiji répliqua, transformant un passage à tabac en véritable bagarre où il pourrait exprimer toute sa rage. L'intérêt de frapper s'estompe très vite quand on tape sur un sac de linge qui ne peut que se recroqueviller et gémir. Quelqu'un qui se défend et frappe devient un adversaire, et là résidait toute la saveur. La bagarre fut interrompue bien trop tôt à son goût par l'arrivée de deux connaissances de Nakamura, l'air visiblement outragées qu'il ai pu porter la main sur le minois du blondinet. Eiji s'interrompit un instant pour prendre la mesure de la situation, frottant machinalement le sang qui avait coulé sur main droite quand il avait frappé Seiji. Le contact du liquide tiédasse et collant était hautement désagréable. Les filles s'étaient interposées entre lui et Nakamura, et à moins qu'il ne les vire lui-même, ne se reculeraient. Frustrant, puisqu'il ne se battrait pas contre elle. Par fierté autant que galanterie – on ne frappe pas des filles – mais aussi à cause d'un zeste de bon sens – on ne tape sur quelqu'un qui n'a rien à voir à la situation. L'idée qu'il se serait retrouvé qu'à un contre trois ne fut même pas l'élément décisif qui lui fit grincer des dents.

Autour d'eux, la petite foule de badauds se dissipa rapidement, visiblement déçue qu'il n'y ai pas plus de violence et trouvant peu d'intérêt à assister à une vague dispute, surtout avec deux filles ayant la voix aussi haut perchée. L'une des deux, avisant qu'il ne répliquait pas dans l'immédiat, se pencha sur Seiji, sortit de sa poche un mouchoir et commença à lui frotter le nez avec conviction, étalant le sang plus qu'elle ne l'otait vraiment.

" Pauvre Sei-Kun ! Abimer un si joli visage ! Tu sais bien qu'il faut faire attention avec des brutes pareils ! Heureusement qu'on est là pour te protéger, hein ? C'était lui qui te poursuivait ? C'est pour ça que tu ne t'es pas arrêté quand tu nous as vus ? "

Les deux jeunes filles tournèrent à nouveau un regard furieux sur lui, l'une des deux semblant même à deux doigts de lui sauter à la gorge comme un lapin enragé. Eiji tourna un regard agacé sur Nakamura, se demandant ce qu'il était en train de raconter comme conneries pour essayer de sauver son honneur aussi entaché que son visage. D'abord se faire défendre par des filles, ensuite raconter n'importe quoi... décidément ce mec avait tout pour plaire ! La première impression qu'il avait conçu de lui dans le dojo était loin d'être au niveau du personnage au final.

" Ca ne va pas ? C'est lui qui m'a sauté dessus ! "

" Ben voyons ! Et comme par hasard tu lui es tombé dessus après alors qu'il fuyait !"

Le kendoka lança un regard meurtrier à Seiji, refusant de donner la raison précise et bien trop humiliante pour laquelle il lui était sauté à la gorge. Lui, dès qu'il remettait la main dessus, il était mort. Hors de question qu'il explique en public, et devant ces furies qui parlaient trois fois trop fort qui plus est, qu'il avait osé l'embrasser. L'embrasser... rien que l'idée l'en dégoutait encore.
La notion de secouer les deux filles lui passa bien au travers mais... une sonnerie de portable les surpris tous les quatre. L'une des deux filles jeta un coup d'oeil et écarquilla les yeux.

" Ha ?! Akiko t'as vu l'heure, faut qu'on y aille ! "

" Désolées Sei-kun on est en retard, on se sauve ! Et le touche pas toi ! "

Sur ces belles paroles, les jeunes filles eurent un grand sourire pour le jeune homme avant de repartir en courant de là où elles venaient, laissant un Eiji complètement estomaqué sur le coup. S'il s'était attendu à ça... non que ça le dérange vraiment. Il tendit le bras et choppa Seiji au collet avant que le jeune homme ne puisse songer à s'éloigner de lui, et le tira à sa suite dans une ruelle un peu moins animée à l'écart.

" On a une discussion à finir tous les deux, Sei-Kun."

C'était décidé, ce soir ce serait paella. Pas une adaptation avec des produits japonais. Non, une vraie paella espagnole digne de ce nom, à faire découvrir à ses colocataires. Et pour ce faire, il allait falloir passer par le quartier étranger de Hamura, seul endroit de la ville où Jiro était à peu près sûr de trouver les bons produits - d'importation, et donc bien plus cher, mais les bons -, à commencer par le riz, le riz japonais n'étant pas du tout adapté à la cuisine occidentale.

Faire les courses était toujours un moment agréable pour le jeune enseignant. C'était en quelque sorte des préliminaires à la préparation d'un repas. Un plaisir que ne semblaient pas partager ses colocataires, raison pour laquelle il les faisait toujours seul. Heureusement que cela ne le dérangeait pas. Pas plus que d'assumer la plupart des tâches ménagères. Une vraie petite femme au foyer selon Cathan. Au final, tout le monde y trouvait son compte dans l'appartement.

Les courses, c'était aussi un prétexte pour flâner en ville, rencontrer des gens, découvrir de nouveaux lieux, ... Et c'était justement à cette phase que Jiro en était, le grand sac en papier de ses commissions coincé entre un de ses bras et son torse. Il avait quitté le quartier occidental pour errer sur le chemin du retour, dans les rues commerçantes de Hamura. Il y avait du monde, les températures douces du printemps ayant poussé les gens dehors, sans non plus les faire se précipiter dans les magasins climatisés pour s'abriter des grosses chaleurs de l'été.
Le jeune homme fut tiré assez violemment de sa contemplation d'une vitrine par deux adolescentes fort pressées, qui ne s'arrêtèrent même pas après l'avoir bousculé.

" Pardon M'sieur ! "

Jiro soupira devant un comportement aussi incorrect et les suivit un moment du regard tandis qu'elles courraient, peu soucieuses d'obliger les gens à s'écarter sur leur passage. Il avait cru entendre l'une d'elles parler d'être en retard, mais ce n'était pas une raison pour agir de la sorte. Certaines personnes manquaient parfois de savoir vivre tout de même ...

Se désintéressant finalement d'elles, le jeune homme se retourna pour reprendre le chemin du lycée tout en continuant à flâner. Cependant, son attention fut attirée par un petit attroupement qui commençait à se disperser. N'était-ce pas de là que venait les deux adolescentes ? Sans doute s'étaient-elles arrêtées pour observer la scène qui semblait avoir attiré tant de bandeaux, avant de réaliser l'heure et de filer. Possible. Il n'en était pas certain non plus, ne les ayant pas vues arriver, et cela n'avait guère d'importance au final.

Alors qu'il s'avançait - non pas pour satisfaire une curiosité quelconque vis-à-vis de ce qui se déroulait, mais bien parce que c'était sa direction -, la foule moins dense laissa apparaître un visage familier. Jiro s'immobilisa, incertain de ce qu'il avait vu, et laissa les gens s'éloigner un peu plus pour s'assurer qu'il n'avait pas commis d'erreur. Mais ce fut bien Eiji qu'il reconnut, la mine mauvaise, disparaissant dans une ruelle proche en tenant sans ménagement un autre garçon par le col.

Sans prendre la peine de réfléchir, Jiro se remit en marche pour s'engouffrer dans la ruelle à la suite des deux adolescents. Ils n'étaient pas allés bien loin et il eut le temps de reconnaître le second garçon - Nakamura Seiji, lui aussi élève à Hamura mais en troisième année -. Quelques bribes de paroles lui parvinrent sans qu'il réussisse à leur donner un véritable sens. Mais ce n'était pas le plus urgent de toute façon. Le bras d'Eiji se soulevait déjà et il n'avait pas envie d'attendre de savoir si s'était pour frapper ou non. Franchissant la courte distance qui le séparait encore d'eux, Jiro eut tout juste le temps d'attraper le poignet du kendoka de sa main libre, alors que le poing allait s'abattre sur le visage du plus jeune.

" Kimihiro. Nakamura. Ca suffit ! "

Le ton était sec et autoritaire, à mille lieues de celui qui était le sien d'ordinaire. Le regard posé sur Eiji était sévère. C'était le professeur qui reprenait des élèves pris en faute. S'il n'aimait guère devoir employer ce côté de sa fonction, il y avait des situations où il n'avait pas le choix. Et celle-ci en était une. Quoi qu'il se soit passé entre eux, il ne pouvait laisser faire.

Avec un rictus, le poing levé mais bloqué avant de frapper, Eiji écouta Nakamura avec une certaine attention. La semi-excuse/justification/explication – tous les termes et aucun ne convenait puisque le blond semblait à mille lieues de vouloir s'excuser, mais qu'en substance, les termes s'assimilaient bien à ça – en tous cas, l'explication percuta le cerveau d'Eiji. Et fit son petit chemin pendant que le jeune homme hésitait à frapper une fois de plus pour faire passer sa colère et sa vexation. Les explications étaient plausibles, leur offrant un échappatoire à tous les deux, lui permettant de s'en sortir avec son orgueil de mâle intact – de son point de vue – sans avoir besoin de finir de mettre Nakamura sur le carreau.
C'était dingue comme une lueur d'explication et d'intelligence humaine aidait parfois à apaiser ses colères, pourtant aussi vives et rapides qu'un orage dans un ciel immaculé. Un dernier coup pour avoir le dernier mot, et il ficherai la paix à Nakamura.
Du moins c'est ce qui était prévu, avec qu'une main ne lui attrape le poignet, petite mais suffisamment ferme pour empêcher son poing d'atteindre sa destination première.

Ses colères étaient vives, rapides à s'enflammer et à retomber. Et tout aussi rapides à reflamber quand les braises n'étaient pas tout à fait éteintes. Eiji arracha sa main à celui qui le tenait avec colère, ne réalisant qu'après une seconde qui l'avait arrêté. Et cette révélation ne fut pas pour le mettre de bonne humeur. Sur tous les profs du lycée, il se fichait de la plupart, se rendant sagement à leurs cours pour travailler, mais sans jamais se faire remarquer plus que nécessaire, ne s'intéressant guère à l'avis qu'ils pouvaient avoir de lui. Que ce soit le seul prof dont l'avis lui importait un peu plus, son sensei de Kyudo, qui se retrouve justement présent à ce moment...

Eiji lacha d'un coup le col de l'autre garçon, ne sachant plus vraiment vers qui se focaliser. Le regard du jeune homme pour son prof, direct, mais n'avait pas grand chose à voir avec celui du jeune homme habituellement amical et tranquille qu'il rencontrait pendant les séances de Kyudo. Furieux et frondeur, il s'apparentait plus avec le regard méfiant qu'il avait rencontré dans les premiers cours d'espagnol. Une dernière once de respect l'empêchait d'envoyer physiquement promener le jeune homme : il ne se serait probablement pas restreint face à n'importe qui d'autre.

" Nous ne sommes pas au lycée, vous n'avez rien à faire la dedans ! "

Sa voix tenait plus de l'aboiement que de la réplique, mais qu'importe. Un "c'est lui qui a commencé" menaça de franchir ses lèvres mais resta bloquer, le faisant grincer des dents, tellement la réplique était puérile. D'autant plus qu'il ne pouvait pas parler des circonstances exactes de début.
Son regard en revint à Nakamura, mauvais. Si l'autre commençait à dégoiser sur la raison de leur bagarre, il l'achevait avant qu'il n'ai fini sa première phrase. Il s'en rendait parfaitement compte maintenant : plus que la bagarre, c'était la raison de cette bagarre qui le mettait mal à l'aise, et le rendait encore plus furieux qu'il y ai des témoins. Les deux filles, passe encore, elles s'étaient barrées sans vraiment s'intéresser à autre chose que la gueule d'ange de Nakamura, mais Egawa-san... Il y avait vraiment un yokai dans le coin, qui se moquait de ses déboires et s'acharnait pour qu'il continue à les enchainer à un bon rythme.

Ses propres paroles lui résonnaient en tête et passaient en boucle. Il se répétait les quelques mots qu'il avait prononcé à la va-vite, tant d'ailleurs qu'il craignait d'en avoir mélangé des syllabes. Kimihiro avait-il compris ? Allait-il enfin le lâcher, au sens propre comme au figuré ? Apparemment non ? Les secondes s'écoulaient bien trop doucement de son avis et son regard parcourait à un rythme effréné le chemin menant du visage en face du sien au poing qui menaçait de le frapper. Il cherchait un signe, n'importe quoi qui lui indiquerait ce qui allait se passer, alors que tout son corps s'était tendu dans l'expectative du coup qui viendrait sans doute. Il ne se faisait pas beaucoup d'illusions. Pour sensée qu'était son excuse, cela ne suffirait pas. D'ailleurs, il lisait encore sur les traits contractés du kendoka la colère qui l'habitait, et pourtant... rien ne vint. Rien, sinon cette phrase lâchée sur un ton qu'il ne connaissait pas au professeur d'espagnol.

La main qui le maintenait au mur le libéra brusquement, l'obligeant à reprendre correctement appui sur ses deux pieds. Il ne sut s'empêcher de pousser un soupir de soulagement, alors que sans un regard ni pour l'enseignant, ni pour la brute qui le cognait à chaque rencontre – au nombre de deux, soit – ses propres doigts s'activaient à lui rendre une apparence respectable. Il lissa son haut puis son pantalon, replaçant correctement son col de chemise. Enfin, son regard noisette remonta sur le kendoka et poursuivit sa route jusqu'à s'attarder sur le visage de l'enseignant.

Étrangement, il ne parvenait pas à se sentir véritablement reconnaissant. Il était frustré et agacé que pour la seconde fois, quelqu'un intervienne dans cette histoire même s'il fallait avouer que ça avait été salutaire. L'idée de s'être pris moins de coups, d'avoir la chance de tenir encore sur ses deux jambes grâce à quelqu'un l'enrageait cependant. Il aurait voulu se débrouiller seul, quitte à avoir droit à un aller simple pour l'hôpital sans passer par la case Départ. Non vraiment, Seiji, depuis le début, voulait se débrouiller seul et avoir la fierté de se dire qu'au moins il aurait fait son possible, qu'il aurait tenu bon et n'aurait pas baissé les yeux. Fierté mal placée, orgueil démesuré, peut-être bien. Après tout il n'avait jamais affirmé le contraire. En cet instant cependant, il se sentait surtout humilié qu'on intervienne toujours pour lui sauver la mise.

Alors que son cerveau enregistrait l'éclat de voix de son agresseur, Seiji s'appuya sur le mur en ruminant ses pensées. Il n'avait jamais été un belligérant, ses armes n'étaient qu'assez rarement les frappes physiques. Il ne s'était plus réellement battu depuis son enfance et dans son ancien lycée, on le respectait, on ne s'amusait pas à le frapper. Aussi lorsqu'il en avait après quelqu'un, il usait de moyens moins francs du collier sans aucun doute. Il n'ait jamais eut la bêtise d'affirmer l'être. Peut-être était-ce là la différence fondamentale entre Kimihiro et lui, d'ailleurs. Il préférait les mots, gardait sa rancune pour lui jusqu'à pouvoir l'assouvir en se couvrant au maximum, alors que le brun réglait ses comptes dans l'instant en envoyant au diable les conséquences de ses actes.

Son regard tranchant remonta jusqu'au visage du brun qu'il fixa avec agacement. Les lèvres pincées, les bras croisés sur la poitrine, Seiji paraissait attendre la suite des évènements en refusant de s'en mêler. Qu'il s'en débrouille après tout, cet imbécile ! A qui était-ce donc la faute s'il en avait fait tout un foin, au point de déclencher un attroupement et deux interventions ? Il avisa cependant la lueur mauvaise qui lui était destiné et répondit en haussant les épaules avant de se dégager du mur.

« Il ne fait que ce qu'il a à faire, sempai. Tu n'as jamais entendu parler de l'assistance aux personnes en danger ? » ironisa-t-il à l'adresse de Kimihiro, qui l'agaçait définitivement. « Mais je suis désolé si nous vous avons dérangé durant votre sortie, professeur. » prononça-t-il en exécutant la courbette de rigueur pour l'enseignant. « Merci de m'être venu en aide. »

La main qui retenait le poing fut rapidement repoussée d’un geste rageur, avant que le jeune kendoka ne réalise à qui il avait à faire. Une expression mitigée, entre colère, étonnement et culpabilité, parcourut les traits d’Eiji, puis se stabilisa sur un regard agressif. Jiro en était presque peiné de se voir accueilli de cette façon, mais n’avait pas l’intention de revenir sur sa position. Il n’en avait pas le droit, autant de par sa fonction que de par son caractère, même si c’était à la première raison que son intervention devait sa légitimité.
Les paroles du jeune homme étaient bravaches, dernier sursaut d’orgueil ou de colère - ou probablement des deux - face à l’autorité qu’il représentait. Autorité tout à fait légitime, ils le savaient tous deux, mais qu’il devinait peu désirée par l’adolescent en cet instant.

Jiro s’apprêtait à répondre à son élève lorsque la voix de l’autre élève s’éleva, ironique au possible à l’adresse d’Eiji et d’une politesse mielleuse à son égard. Tout à son idée d’arrêter le poing du kendoka, il en avait presque oublié qui il avait de l’autre côté : Nakamura Seiji, élève moyen, qui ne se démarquait pas des autres par son niveau en espagnol mais par son attitude, bien trop imbu de sa personne pour son âge. Comportement irritant pour beaucoup et l’enseignant pouvait aisément deviner qu’il n’était pas innocent dans la situation actuelle : Eiji n’était pas du genre à frapper sans raison.
Le regard que Jiro tourna vers Seiji fut tout aussi sévère que pour le sportif.

" Je ne fais effectivement que ce que j’ai à faire, mais pas pour vous venir en aide, Nakamura. Je suis venu interrompre une bagarre entre deux de mes élèves, en tant d’enseignant dans l’établissement où vous êtes tous deux pensionnaires. "

Et par cette phrase, il venait de répondre en même temps à la remarque d’Eiji : son intervention était des plus légitimes.

" Il faut être deux pour se battre. Et je ne veux pas entendre d’excuses du genre "c’est lui qui a commencé". Peu m’importe les raisons de cette bagarre, vous êtes tous les deux responsables de votre comportement. "

Jiro marqua un temps pour s’assurer que les deux jeunes gens avaient bien compris. Le professeur ne doutait pas un instant que Seiji ait provoqué son ainé d’une façon ou d’une autre, mais il était tout de même déçu qu’Eiji n’ait pas trouvé d’autre réponse que ses poings. Cathan aurait certainement dit que c’était normal entre ados, et il n’aurait pas eu tord : c’était fréquent. Mais cela ne changeait pas le fait qu’il devait les arrêter. Loin de leur famille, ils étaient sous la responsabilité éducative du personnel de l’école. C’était ainsi.
Le plus difficile serait sans doute de les punir sans faire de favoritisme envers Eiji. Cela faisait un moment que le jeune homme n’était plus un élève parmi les autres. Il était son élève au kyudo. Leur relation s’en ressentait forcément ...

" Bien. A présent, vous rentrez au lycée avec moi, que vous ayez terminé ce que vous aviez à faire en ville ou non. Aucune protestation ne sera acceptée. Je vous ferais part de votre punition une fois sur place. "

C’était vraiment dur de devoir agir ainsi, et tellement peu lui ... Il n’aimait pas cette partie de son travail. Mais comme dans tout métier, il y avait des choses moins agréables que d’autres. Jiro se demandait parfois où il trouvait ce qu’il lui fallait pour asseoir son autorité si naturellement, quelle que soit la situation - même en tenue de ville et un sac de commissions dans les bras, qui lui donnait un côté totalement décalé.

Il fallut toute la présence de Jiro et son autorité – surtout celle gagnée en tant que sensei de Kyudo – pour qu'Eiji se retienne de mettre à nouveau son poing dans la figure de Nakamura quand celui-ci ouvrit la bouche. Si le jeune homme s'était restreint, physiquement, son regard en tous cas promettait mille morts au blond sitôt qu'il pourrait remettre la main sur lui dans un endroit tranquille, loin des interventions salvatrices du professeur d'espagnol. Tout dans son comportement le rendait furieux : sa manière de le regarder, la façon dont il s'était rhabillé avant de le toiser, le ton plein de fiel avec lequel il s'était adressé au prof... il y avait en Nakamura quelque chose de visqueux qui déplaisait profondément au kendoka. Le fait qu'il soit en rage ne l'aidait de toute façon pas à voir un quelconque bon côté chez le garçon, si jamais un tel côté pouvait exister chez lui.
Eiji serra ses poings plusieurs fois, son regard passant d'Egawa-san à Nakamura. Il en voulait d'autant plus à son adversaire de se retrouver dans cette situation devant Egawa, une des personnes dont l'opinion comptait le plus pour Eiji. Certes, ils avaient déjà discuté de ses tendances à la bagarre mais, entre voir et constater... Pensées qui n'étaient pas pour calmer les nerfs irrités de l'adolescent.

L'ordre de Jiro tomba, sans appel, prompt à braquer une nouvelle fois le jeune homme fougueux qui ne voulait plus entendre parler d'autorité pour le moment. Rentrer avec le prof ET Nakamura, comme des gosses de maternelle pris en flagrant délit de fugue ? Hors de question !
Eiji n'aurait surement pas rechigné de la même façon face à n'importe quel autre prof, ne se souciant que peu ou prou de son avis, mais face à Jiro... non, impossible d'accepter de perdre la face de cette manière.
Plus calme, il grincerait des dents à son comportement, mais en attendant... Eiji recula d'un pas, puis de deux, secouant nettement la tête, ses mouvements forts semblable à ceux d'un cheval énervé qui refuse la bride.

" Débrouillez-vous sans moi. Je ne vais nul part avec ça."

Entre le ton venimeux et le regard mauvais, impossible de ne pas deviner qui était le ça en question, et il ne s'agissait pas d'un clown aux tendances anthropophages. Il avait peut-être cessé de frapper, mais ça ne voulait pas dire que les hostilités étaient calmées, ou qu'un cessez-le-feu était accepté.
Ce n'était pas l'apparition de Jiro comme un deus ex machina qui allait le pousser à ravaler sa colère et à sourire gentiment à Seiji pour ensuite se serrer la main et repartir bras dessus bras dessous. Tout juste si la notion de punition arrivait à lui faire éviter de lui porter à nouveau la main dessus.
Non même pas... c'était la présence d'Egawa-san qui réussissait à protéger un peu le blond.

La décision fut prise aussi vite qu'il donnait le premier coup quand il se battait : Eiji fit demi-tour, partant dans la direction opposée pour rentrer par ses propres moyens, dos droit et mâchoire serrée en dernier témoignage de sa colère. L'énervement se lisait dans le moindre de ces gestes, comme en témoignait les gens autour de lui qui s'écartaient prudemment plutôt que devoir risquer de contrarier ce jeune homme à l'air peu commode.
Furieux et désemparé, il n'y avait pas d'autre terme. Privé de son premier moyen de s'exprimer, il tournait en rond comme un poisson dans un bocal, coincé par ses propres sentiments. Le pire était qu'il sentait dans son dos le regard de son sensei, mais impossible de revenir sur ses pas maintenant.

Il avait espéré un instant que les deux jeunes gens obéiraient à son injonction, sans enthousiasme certes, mais sans protester non plus. Pourtant, si Seiji semblait disposé à le suivre, son aîné se montrait bien moins coopératif ... voir pas du tout ... Pourquoi fallait-il que ce soit Eiji qui proteste ? S'il y en avait bien un des deux que Jiro n'avait aucune envie de punir, c'était pourtant bien lui ... Le jeune kendoka ne lui laissa même pas le temps d'ouvrir la bouche pour répliquer, prenant la fuite, un air rageur sur le visage.

Jiro resta quelques secondes immobile, à la fois surpris et ... triste ? Non, ce n'était pas le mot. S'il devait trouver un comparatif ... c'était un sentiment semblable à celui qu'il ressentait après une dispute avec un petit ami. Un sentiment diffus, à la fois douloureux et amer. Un sentiment qui le poussait invariablement à faire le premier pas vers la réconciliation, parce qu'il ne supportait pas cette sensation.
C'était idiot comme comparaison, Eiji était simplement son élève. Mais c'était ce qu'il y avait de plus proche sans doute. Etrange comme certains sentiments pouvaient le ramener à des situations si différentes ...

" Nakamura, vous rentrez directement au lycée et je veux vous trouver à la salle des professeurs à mon retour. D'ici, il faut 20 minutes pour y être. Je le saurais si vous avez fait un détour. "

Jiro n'accorda qu'un rapide regard au 3è année, pour s'assurer qu'il avait bien compris et qu'il n'allait pas se soustraire à son ordre lui aussi. Mais l'idée ne semblait pas avoir effleuré le garçon qui se contenta d'acquiescer et de prendre la bonne direction. Un autre regard à sa montre et Jiro reporta toute son attention à la silhouette du brun qui disparaissait dans la foule. S'il ne voulait pas perdre Eiji au milieu des badauds, il devait le rattraper rapidement. Et il avait ce sentiment de malaise à faire disparaître ...

D'un pas rapide, son sac de commissions toujours coincé contre son torse, Jiro partit donc à la poursuite d'Eiji. Le jeune homme avait une marche rapide et une bonne longueur d'avance, si bien qu'il dut presque courir pour le rattraper. Ce fut presque un soupir de soulagement qui s'échappa de ses lèvres lorsqu'il put enfin saisir le bras du sportif. Mais il faillit lui rentrer totalement dedans lorsque ce dernier s'immobilisa.

" Eiji ... "

La scène devait paraître étrange vue de l'extérieur. La différence d'âge n'était pas si énorme, surtout avec la stature du kendoka et son air revêche. Même s'ils étaient proches de taille, Jiro était bien frêle en comparaison. Sans connaître son statut, il devait passer pour fou d'oser entraver la marche du brun en colère.
Jiro fixa Eiji, cherchant son regard qui le fuyait bien trop à son goût, augmentant d'un cran ce sentiment désagréable qui s'était trompé de contexte. Lorsqu'il ouvrit la bouche, sa voix avait repris ses intonations douces et posées qui lui étaient plus coutumières.

" Kimihiro-kun ... Je n'ai pas le droit de faire du favoritisme, et je n'ai pas envie non plus de devoir sévir d'avantage. Alors ne te sauve pas, s'il te plait. Rentre avec moi. On pourra en discuter en chemin si tu veux. "

Bon, ok, ça c'était un peu du favoritisme ... Mais c'était aussi un peu le sensei qui parlait là ...

Il ne savait pas où il allait, mais il y allait tout droit, dans l'optique de mettre le plus de distance possible entre Nakamura et lui. C'était ça, ou il le frappait encore, quoi qu'en dise Egawa-san. Son prénom prononcé d'une voix affolée, et la main sur son bras, le firent se retourner d'un bloc, le regard furieux. Regard furieux qui finit par s'adoucir aux paroles de son sensei.
Il avait été aisé de rester en colère près du blond, avec son sourire narquois et son petit air snob, ou devant le professeur d'espagnol aux paroles autoritaires. C'était bien plus dur de rester furieux quand cette même personne lui parlait comme au dojo, sur un ton plus familier. Eiji ferma les yeux. A quel moment la dichotomie était devenue tellement franche qu'il n'arrivait plus à lier ces deux personnes ?

Quand il rouvrit les yeux, Jiro était toujours là, accroché à lui, quelques passants leur jetant des regards agacés parce qu'ils étaient au beau milieu de la rue et gênés le passage. Eiji regarda autour de lui, partout sauf les yeux de Jiro. Tout sauf sentir la déception de son sensei. Sa colère semblait l'avoir déserté maintenant que l'objet de son ire n'était plus sous ses yeux. Ne restaient que la rancoeur et le malaise. Rancoeur de l'avoir mis dans cette situation, malaise par rapport à la naissance de la dite situation et à l'image qu'il devait donner de lui.

Le kendoka soupira, cherchant ses mots. Il n'était pas doué – n'avait jamais été doué pour s'exprimer autrement qu'avec ses poings – et l'effort à faire semblait être digne d'une montagne à gravir. Encore qu'il aurait entrepris l'effort physique avec plus de confiance et de facilité. Les mots finirent par quitter sa bouche, hachés, mais d'une voix moins tendue qu'il n'aurait imaginé.

" Je... désolé. Il m'a mis hors de moi. Je... je l'aurais encore frappé."

Il trouva enfin le regard de Jiro, le fixant dans les yeux, entre hostilité et attente. Attente d'un verdict, ou d'une accusation. De n'être qu'une brute sans cervelle et sans patience, ce qui était la pure vérité. Pourquoi lui avait-il couru derrière, alors qu'il aurait été tellement plus simple de le punir une fois de retour au lycée ? Ce n'était pas comme s'il était dur à trouver. Pas pour la plupart des profs, et encore moins pour la personne avec qui il s'entrainait régulièrement au kyudo.
La présence de Jiro en cet instant avait une saveur particulière. Prompte à le calmer, mais aussi à le mettre plus sur la défensive que d'habitude. Difficile de croire que sa petite main frêle arrivait à le maintenir en place, et pourtant... tout à l'heure, il l'avait envoyé promener sans difficulté, mais en cet instant, le geste lui semblait aussi difficile que de devoir repousser un taureau en pleine charge.

Un quidam lui cogna l'épaule, lui jetant un regard agacé d'ainsi gêné le passage dans une rue fréquentée. Le regard furieux que lui rendit le jeune homme suffit à le faire se retourner et hâter sa marche. L'interlude avait suffit à rompre le contact visuel et Eiji se sentit déjà plus libre, marchant sur le côté de la rue et trainant Jiro avec lui sans difficulté. Parce qu'il le voulait bien. Et si ça n'avait pas été le cas... Il avait déjà pu constater la stature mince de Jiro au dojo, mais c'était encore plus marquant quand ils étaient face à face tous les deux, habillés en vêtements classiques, sans table entre eux pour créer une différence de niveau.
Et il devait lui obéir ?

Il ne l'avait pas lâché. Arrêtés au beau milieu de la rue, sa main toujours accrochée au bras de l'adolescent, tandis que les passants leur jetaient des regards peu amènes, ... Un arrêt sur image qui donnait l'impression de sortir tout droit d'un drama médiocre ... Heureusement que Jiro avait d'autres préoccupations en tête pour pouvoir s'en rendre compte, ou il aurait piqué un phare du plus bel effet, qui n'aurait pas arrangé l'image qu'ils renvoyaient.

Les aveux d'Eiji sur la raison de sa fuite sortirent difficilement, mais rassurèrent quelque peu l'enseignant. Le jeune homme était lucide malgré sa colère, conscient de ses actes et de ce qu'ils impliquaient. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant dans ce genre de situation. La fuite n'était pas forcément la meilleure solution mais valait tout de même mieux que les coups.

Il ne l'avait toujours pas lâché et s'apprêtait à ouvrir la bouche lorsqu'il fut coupé par l'intervention d'un passant, qu'Eiji fit fuir d'un regard. La bousculade eut le bon ton de lui faire lâcher prise, faisant prendre conscience à Jiro qu'il l'avait maintenu plus longtemps que ce que les convenances autorisaient. Heureusement que son élève avait détourné le regard à ce moment, car il aurait été bien en mal d'expliquer sa gêne soudaine.
Marchant donc à présent à ses côtés, Jiro essaya de retrouver ce qu'il s'était apprêté à dire avant l'intervention. Il nota vaguement qu'ils ne prenaient pas vraiment la direction du lycée, mais en tournant un peu plus loin, ils retomberaient sur le bon chemin. Et puis, ce n'était pas si important ...

" Je peux savoir ce qu'il a fait pour te mettre dans cet état ? "

La question avait finalement franchit ses lèvres, tandis qu'il reportait son regard sur Eiji. Le jeune homme avait certes un tempérament bouillonnant, mais il était gentil, pas du genre à frapper sans raison. Du moins était-ce l'image qu'il s'était construit de son élève à force de le fréquenter et de discuter avec lui, lors des entraînements et des cérémonies du thé qu'ils avaient faites ensemble.
Jiro n'avait plus qu'à espérer qu'il ait suffisamment confiance en lui pour lui parler de ça.

Maintenant libre de ses mouvements, Eiji fourra ses mains dans ses poches, les épaules un peu voutées comme pour se refermer sur lui-même. La question de Jiro était légitime, mais ce n'était pas pour autant qu'il avait envie d'en parler. Se rappeler de l'évènement était suffisamment humiliant pour ne pas l'exposer à quelqu'un d'autre. Mais est-ce que Nakamura aurait cette décence lui, ou est-ce que le blond n'hésiterait pas à travestir la vérité pour transformer la situation à son avantage ? Le jeune homme n'avait absolument pas envie de parler de ça, ou d'ébruiter la situation. Mais il avait encore moins envie que ce soit quelqu'un d'autre qui en parle, d'une façon déformée.
Le dilemme était cruel, le laissant silencieux plusieurs minutes devant le regard attentif de Jiro. Avait-il confiance en lui ? En son sensei, sans aucun doute. En le prof d'espagnol, qui se promenait en représentant l'autorité du lycée, beaucoup moins.

Eiji finit par soupirer et détourner le regard, fixant sans la voir la devanture de la même bijouterie devant laquelle il s'était arrété plus tôt dans l'après-midi pour choisir un cadeau pour Konata. Cadeau qu'il n'aurait même pas le temps d'acheter en plus, vu comme les choses se profilaient. Rien que d'y penser, il avait encore envie de mettre son poing dans la figure de l'autre, par pure vengeance mesquine. Les prochaines séances de kendo allaient être mouvementées s'il avait encore tant de stress à évacuer. Ce qui n'allait pas être pour plaire à la plupart de ses condisciples qui venaient pour se détendre, et se plaignaient des entrainements trop durs lancés par Eiji.


" Vous me promettez de n'en parler à personne d'autre ?"

Pas de la bagarre. Ca, à la limite, ça ne surprendrait personne et ferait une tache de plus dans son dossier scolaire, une raison de plus pour aller subir une colle sans aucun sens qui lui donnerait une bonne excuse pour somnoler à moitié pendant une heure de classe.
Le reste... c'était bien la seule chose qu'il ne pardonnerait pas à Jiro de raconter. La seule chose qui le mettait vraiment sur la défensive même par rapport à lui. Par rapport à la réaction qu'il pourrait avoir. Qu'en dirait-il en fait ? Que ce n'était pas une raison pour se battre, que ce n'était pas grand chose, ou se moquerait-il d'Eiji, à sa manière soyeuse ?
Ce fut finalement sur la défensive qu'il reprit la parole, presque hargneux, comme un chien acculé qui va mordre si on ne le laisse pas fuir.

" Il m'a sauté dessus et m'a embrassé."

Quelques mots vite lancés pour une phrase jugée honteuse, à voix basse.
Qu'importe la raison – sacrément tirée par les cheveux même si plus ou moins plausible, il en convenait par lui-même, mais qui n'ayant pas vécu la scène y croirait ?
Qu'importe le fait que Seiji l'ait frappé juste après son geste inconsidéré – ce détail sauvait juste l'affaire et rassurait un peu Eiji, ne le plaçant même pas comme agresseur volontaire dans l'affaire, mais dans la position de légitime défense –
Le principal soucis était là, dans ce fichu baiser. Il l'avait embrassé, comme un homme embrasse une femme, et qui ne devrait pas avoir lieu entre deux mecs. Et ça, l'adolescent ne l'avait pas digéré.
Encore maintenant il serrait le poing à cette idée, vexé de devoir raconter ça à une autre personne. Vexé de porter autant d'attention à l'avis que pourrait avoir Jiro la dessus.

" Pas pour me draguer, mais même... il avait pas à faire ça ! "

Le silence qui s'éternisa après sa demande était pesant. Eiji semblait évaluer le pour et le contre d'une explication. Mais, surtout, le degré de confiance qu'il pouvait mettre en son professeur. Et c'était sans doute le fait qu'il se pose la question qui laissait ce sentiment amer en travers de sa gorge.
Jiro ravala les paroles qui lui brûlaient les lèvres, pour ne pas brusquer l'adolescent, mais ... à quel moment était-il devenu deux personnes si différentes à ses yeux ? Qu'il y ait une différence dans leur relation, c'était normal. En tant qu'enseignant, il n'avait pas le droit de marquer une préférence pour un élève. Mais sa personnalité restait la même qu'il soit en cours, dans un dojo ou dans la rue. Pourquoi Eiji se méfiait-il en cours alors qu'il se livrait totalement à lui pendant les entraînements ? Si cela avait un côté amusant au début, Jiro commençait à trouver cette dichotomie embarrassante ... voir vraiment gênante dans une situation comme celle-ci.
Lorsque Eiji lui demanda de garder le silence, Jiro savait qu'il s'adressait au professeur d'espagnol. L'idée que le sensei puisse en parler à quiconque ne l'aurait même pas effleuré ... Pourquoi ?

Jiro acquiesça en silence, laissant le jeune homme prendre son temps pour trouver ses mots. La suite ... le plongea dans la perplexité, arrêtant brutalement ses pensées, avant de les relancer à une allure bien trop rapide pour pouvoir les suivre. Ses doigts se resserrèrent un bref instant sur le sac en papier des commissions, dans un crissement à peine audible.

" En effet ... Il n’avait pas à faire ça ... "

Le ton était toujours aussi doux, mais d'une neutralité qui le surprit lui-même. Plat, presque vide ... Quelque chose qui ne lui ressemblait en rien mais qu'il savait identifier. Même si cela ne se voyait pas, il était en colère. Une colère calme et amère ... et il ne savait ni pourquoi, ni envers qui. Heureusement qu'Eiji ne le connaissait pas suffisamment pour pouvoir l'identifier, car il aurait été bien en peine de se justifier.

" On n’embrasse pas les gens sans leur consentement. "

Quel que soit le sexe de la personne et ses préférences ... Jiro venait d'éluder volontairement toute allusion à un baiser entre personne du même sexe, sous-entendant simplement qu'il logeait hétérosexuels et homosexuels sur le même plan. Et il préférait se dire que c'était bien ça qui avait fait réagir Eiji. Que les coups qu'il avait portés étaient une réaction naturelle d'adolescent blessé dans sa fierté par un baiser volé en pleine rue, et non une réaction homophobe. Il fallait que ce soit ça ...

" Je peux comprendre ta réaction. Cependant ... un coup suffisait amplement pour lui faire entendre ton désaccord. Tu ne crois pas ? "

Les femmes giflaient, les hommes frappaient. Mais l'acharnement ressemblait bien trop à de l'homophobie à son goût. Ou alors les deux jeunes gens avaient déjà des relations tendues avant. Ca, c'était une raison qui lui convenait beaucoup plus ... Si seulement ...

Désemparé, l'adolescent attendait la réaction de son professeur comme un pécheur attend son absolution, sans vraiment en avoir conscience. A quel moment l'avis de Jiro était-il entré dans sa vie de manière aussi importante ? Ses amis, ok, c'était normal, et souvent même à prendre avec un grain de sel. Egawa-san... la confiance était né de ces moments passés dans le dojo, à discuter simplement de tout et de rien, ou même de ces longs silences tout juste entrecoupés par le bruit de la corde de leurs arcs, quand la communication se limitait à quelques gestes de la part de son sensei pour rediriger ses mouvements.
Il était rare qu'Eiji se tourne et se laisse guider vers un adulte. Encore que... il n'attendait pas de solution miracle de sa part. Du moins pas comme un enfant qui attend qu'un adulte résolve la situation. Il l'avait déjà fait, à sa manière. Il voulait juste... son avis.

La réponse d'Egawa-san fut... neutre ? Même dans son marasme d'agacement personnel, Eiji pouvait l'entendre, ce ton un peu plus plat que celui que son sensei avait habituellement à son égard, sans savoir le traduire exactement. Il se faisait peut-être simplement des idées. Tendu qu'il l'était, il devait probablement voir des réactions partout, même là où il n'y en avait pas.

Le jeune homme secoua nerveusement la tête. Un seul coup ? Oui, non... le fait que Nakamura l'ait frappé en premier n'avait pas aidé à le calmer, laissant les choses dégénérer de plein droit en bagarre totale, même quand il avait été clair que l'autre garçon n'était pas vraiment capable de se défendre. Même maintenant, Eiji n'arrivait pas à regretter de l'avoir massacré. Il en voulait par contre moins à l'intervention de son professeur, qui au moins avait permis que les choses ne finissent pas trop mal pour le blond. Qu'il n'avait pas pardonné pour autant.

" Je n'ai pas pour habitude d'en rester à un coup quand l'autre réplique. Et commence. "

Maussade et agacé, Eiji se détourna légèrement de Jiro. Forcément, il aurait du se douter que son prof allait s'arrêter la dessus. Serrant ses poings dans ses poches, le jeune homme laissa son regard vagabonder, se demandant pourquoi il avait tant attendu de la conversation. Egawa-san ne pouvait pas être de son avis. Même s'il avait voulu l'être, de près ou de loin – et il le connaissait assez pour savoir que ce n'était pas le cas – son statut de professeur l'en empêcherait. Dommage qu'il n'y ait le calme du dojo autour d'eux pour le forcer à s'agenouiller et à parler calmement à son sensei. L'environnement en lui-même l'aurait aidé à se contrôler et à rationaliser. Là... ne restait juste qu'un jeune homme vexé et renâclant autant qu'un animal mal dressé.

Si à cet instant il avait encore eu Nakamura dans son champs de vision, il ne se serait pas privé d'en remettre une couche, pour faire taire la frustration qui renaissait de ses cendres avec toute la vigueur d'un phénix.
Il n'avait pas envie de s'excuser, ou même de devoir s'expliquer. C'était pas suffisamment compréhensible que le baiser de l'autre était ce qu'il y avait de plus humiliant pour lui ?

" On peut rentrer ?"

La réponse d'Eiji apporta une information qui lui avait manqué jusqu'à présent : Nakamura avait répliqué aux coups. Non. Il avait même donné le premier, de ce que Jiro comprenait. Pourquoi embrasser quelqu'un pour le frapper ensuite ? Il allait vraiment avoir besoin de discuter avec l'autre garçon pour avoir sa version des faits et ainsi compléter le puzzle. C'était toujours la même chose. Chacun avait sa vision des évènements, sans forcément mentir pour autant, et il fallait assembler les pièces pour s'approcher de la vérité.
En attendant, Jiro était tout de même soulagé par les paroles de son élève. Il n'avait pas lynché Seiji. C'était une vraie bagarre qui avait eu lieu, même si l'avantage était très nettement pour le kendoka. Blessé par le baiser, mais pas forcément homophobe pour autant ... Il préférait ça.

" Merci d'avoir été honnête. "

Le retour au lycée se fit presque en silence, entrecoupé de quelques échanges brefs. Eiji était toujours sur les nerfs, et la colère de Jiro ne semblait pas vouloir se calmer. Une situation peu propice à la discussion.
En voyant l'établissement se découper derrière les arbres, Jiro reprit cependant la parole.

" Je te tiendrais au courant dans la semaine à venir pour la punition. J'espère que tu comprends que je ne peux pas faire de favoritisme à ton égard. "

Les derniers mètres furent difficiles. Pourquoi cette colère ? Et pourquoi ce sentiment de sortir d'une dispute ? C'était vraiment idiot ce malaise qui le tenaillait depuis qu'il était intervenu dans les rues. L'attachement qu'il avait pour son élève de kyudo était vraiment plus fort qu'il n'avait cru. Sans doute parce qu'il était son seul élève et qu'il passait donc plus de temps avec lui ...

Arrivé devant les grilles, Jiro déposa son sac de commissions dans les bras d'Eiji, affichant un sourire qu'il voulait plus léger que ses pensées.

" Il faut que je m'occupe de Nakamura à présent. Il y a des produits frais dans ce sac, aussi j'aimerais que tu les déposes à mon appartement. O'Leary-san devrait y être. Tu n'auras qu'à lui remettre. "

Jiro fit quelques pas vers le bâtiment avant de se retourner et de héler le jeune homme.

" Kimihiro-kun ... On se voit demain matin à l'entraînement ? "

Qu'est-ce qui lui prenait de dire ça ? Bien sûr qu'ils se verraient à l'entraînement. Ca n'avait rien à voir avec les évènements de l'après-midi. Quel idiot il faisait !
Préférant ne pas perdre toute crédibilité, Jiro s'engouffra dans le hall sans attendre la réponse d'Eiji. Il fallait vraiment qu'il se reprenne ...