Cathan tira une dernière bouffée de sa cigarette avant de l'écraser dans le cendrier débordant, faisant tomber quelques cendres sur la table de la terrasse, cendres qu'il chassa d'un revers de main pour donner l'illusion d'une table immaculée. Habituellement, la table - et toute la terrasse au passage - était la zone réservée aux fumeurs et Jiro n'y pointait pas le bout de son nez, mais vu qu'il attendait justement son colocataire le plus japonais, autant faire un petit effort pour lui, même s'il ne serait pas dupe. De tous les japonais qu'il avait pu croiser, hors ou dans le Japon, il était tombé sur les deux personnalités les plus faciles à vivre. Certes, leur éducation hors du Japon expliquait bien des choses, mais restait que cela rendait la vie bien plus facile pour l'américain au final. Avec un japonais trop coincé, il se serait demandé qui de l'autre ou de lui aurait pété les plombs en premier. Enfin, ce n'était pas ce qui était le plus fréquent dans ce lycée.

L'américain jeta un coup d'oeil à sa montre. Jiro prenait sa douche après son habituel entraînement de kyudo, et Akutsu devait les rejoindre un peu plus tard, avant qu'ils ne sortent ensemble fêter la première semaine de cours du prof d'anglais. Leur cadet à l'enthousiasme débordant s'en sortait plutôt bien, mais à entendre ses commentaires plus ou moins râleurs après ses premiers cours, Cathan ne doutait pas qu'il avait besoin de sortir pour se changer les esprits, comme eux tous d'ailleurs. Avant de devenir prof, il n'aurait jamais deviné à quel point les ados pouvaient être chiants. Non, c'était faux. Il savait pertinemment que les ados étaient chiants, comme les adultes, et que tout le monde pouvait être poussé dans les extrêmes avec un peu d'incitation, bosser à la section criminalité lui avait appris ça au moins. Mais comme lui, ado, n'avait pas tellement eu d'autre choix que bosser en cours pour s'offrir un avenir, il avait presque cru que la plupart des gosses, passé un certain âge, faisait la même chose. Echec critique.
Enfin, c'était leur problème, pas vraiment le sien : lui se contentait de leur faire ingurgiter des maths basiques.

Et effectivement, à l'instant T, son plus gros problème n'était pas ses cours comme prof de maths. Ni un quelconque mandat d'arrêt - au contraire, de ce côté là, la dernière fois qu'il avait jeté un coup d'oeil, les choses étaient en train de se tasser à merveille - mais bien avec ses deux colocataires. Entre Jiro qui semblait un peu ailleurs, mais prêt à se jeter dans ses bras à la moindre occasion - pas besoin d'une pythie pour sentir que quelque chose clochait - et Akutsu, Cat avait l'impression d'être dans un film un peu avant le moment de l'histoire où tout allait commencer à basculer. Certes, basculer était un bien grand mot, et trébucher suffirait même amplement, mais toute cette expectative suffisait à mettre à cran l'ex-agent qu'il était. D'aucun pourrait dire qu'il n'avait pas besoin de grand-chose.

Le roux étouffa un grognement qui tenait à moitié du rire sardonique et reprit son paquet de clopes, en rallumant une pour la peine. Il allait devoir se résoudre à faire quelque chose avant de se ruiner en paquets de cigarettes.
Un bruit feutré se fit entendre dans le salon et Cathan tourna la tête pour voir arriver Jiro. Même s'ils n'avaient pas été seuls tous les deux à ce moment, il n'aurait pas eu de mal à reconnaître son pas : le professeur d'espagnol avait une démarche légère et silencieuse, comme s'il essayait de se faire discret en tout temps, bien différente des manières plus tapageuses - américaines ? - d'Akutsu. Même à moitié endormi il lui était impossible de ne pas différencier les deux.
Il attendit que le jeune homme passe la porte vitrée, restant juste à l'entrée pour ne pas être incommodé par la fumée de cigarette. Ah, Jiro, tellement sain qu'il en paraissait angélique - paraissait seulement, Cathan le connaissant assez intimement pour savoir qu'il n'avait rien d'une sainte-nitouche.

" Prêt ? "

Le front appuyé sur les dalles de carrelage de la salle de bain, Jiro ne bougeait plus, supportant sans broncher l'eau presque froide qui coulait sur ses épaules et son dos. Après l'entraînement de Kyudo, il s'était glissé sous la douche pour se laver. Jusque là, rien d'inhabituel. Mais, une fois rincé, il avait quasiment fermé l'arrivée d'eau chaude sur un coup de tête. Enfin, pas vraiment un coup de tête ... Depuis quelques temps, le jeune homme se sentait mal à l'aise, perdu, presque angoissé. Même les bras de Cathan ne réussissaient plus à lui vider totalement l'esprit. S'il était resté un long moment sans comprendre l'origine de son état, il commençait à présent à identifier certains symptômes. Et c'était presque pire. L'ignorance était parfois moins douloureuse. Mais ... sans doute n'était-ce qu'une légère attirance qui lui passerait rapidement. Oui, certainement. Juste une attirance passagère qui disparaîtrait sous peu. Ca pouvait arriver. Non ?

Jiro referma les robinets d'un mouvement sec, un peu agacé de ne pas réussir à se convaincre totalement. Il observa un instant son reflet dans le miroir embué, avant de soupirer. A quoi cela servait-il de ruminer de la sorte ? Ca ne changerait rien de toute façon. Dans le pire des scénarios, il garderait ça pour lui et la vie continuerait son cours. Même en dehors de ce contexte particulier, il n'était pas le seul à qui ce genre de chose arrivait. Ce n'était pas agréable, mais pas insurmontable.

Enfilant ses vêtements, le brun esquissa un sourire. Il avait une soirée de prévue avec ses colocataires, de quoi se changer les idées. Tout comme celles des deux autres d'ailleurs ... Akutsu semblait accuser cette première semaine d'enseignement. Quant à Cathan ... Il avait beau être discret, Jiro le connaissait suffisamment bien pour savoir que quelque chose clochait. Et ce quelque chose avait trait au prof d'anglais, il en aurait mis sa main à couper. Ils avaient pourtant l'air de s'entendre.

Jiro quitta la salle de bain, faisant un rapide détour par la cuisine pour nourrir Hime, avant de rejoindre l'américain sur la terrasse, restant à distance respectable pour que le tissus de ses vêtements ne s'imprègnent pas de l'odeur de tabac - même s'il n'y avait aucune chance qu'ils résistent à la soirée qui allait suivre. Il hocha la tête en signe d'assentiment et attendit que Cathan ait terminé sa cigarette, l'observant en silence. Ses interrogations précédentes cheminaient tranquillement dans son esprit, lui amenant sur un plateau une évidence qui allait poser soucis ce soir.
Se décidant donc à mettre cartes sur table, Jiro s'avança sur la terrasse pour venir s'asseoir près du rouquin.

" Cathan ... Je suis désolé d'être aussi indiscret, mais quel est le problème avec Akutsu ? Si je dois me retrouver entre vous deux, je préfèrerais savoir pour ne pas faire d'impair. "

Une fois de plus, Jiro faillit à la politesse japonaise en lui posant de but en blanc la question. S'il n'en avait pas été la victime, il aurait pu en être amusé. Ces deux facettes de la personnalité du jeune homme, si bien imbriquées, mais tellement dissociables. Il se demandait comment il se comportait dans les dîners de sa famille si parfaitement japonaise. Se reglissait-il derrière le masque du japonais pur souche aux questions délicatement choisies et détournées pour respecter toutes les règles de la bienséance ? Au final, il ne faisait que s'adapter à la personnalité de son interlocuteur, se comportant d'une manière que l'américain pouvait gérer plus facilement. Ce qui ne voulait pas dire que Cathan appréciait réellement l'intrusion dans sa vie privée, même si au fil des mois, en tant qu'ami, Jiro avait gagné le droit de poser la question. Mais ça, il y repenserait quand il s'amuserait à cuisiner Jiro pour savoir ce qui le tourmentait, lui. Mais plus tard, pour le moment, le japonais n'était pas encore mûr, et se refermerait comme une huître s'il le titillait.

Un sourire ironique étira les lèvres de Cathan alors que son cadet s'asseyait à côté de lui. En parler ou pas, telle était la question. Si cela n'avait concerné que lui, la réponse de Cat aurait été directe : ne pas en parler, enterrer le bébé avec les autres au fond du jardin et s'en laver les mains. La technique marchait relativement bien. Si la surprise lui avait fait quelque peu changer de comportement envers Akutsu, il était parfaitement capable de le changer et de mentir à coeur joie, sans que Jiro n'arrive à lui extirper quoi que ce soit.
Mais le souci était - et c'était la clé du souci - que ce n'était pas quelque chose d'aussi simple que quelque chose de grave. C'était juste une coïncidence, un peu marrante, un accident de vie qui prêtait à sourire tout en le laissant perplexe. Et qu'il retournait dans sa tête depuis deux semaines sans trop savoir qu'en faire, le considérant avec autant de méfiance qu'un colis suspect qui avait autant de chance qu'être un gâteau qu'une bombe.

" Il n'y a pas vraiment de problème. Juste une surprise de dernière minute dont je ne sais trop que faire. "

Cathan fronça les sourcils et tira une nouvelle clope de son paquet en réalisant qu'au final, la décision avait suffisamment mûri pour être prise. Au milieu de tous les secrets qu'il portait joyeusement, il était plus simple de s'en décharger d'un que de tout garder. Avec celui-là à mâchonner, ses colocataires s'occuperaient moins des autres petits détails qui dénotaient singulièrement chez lui. Se cacher en évidence était toujours bien plus simple que d'essayer de passer totalement inaperçu. Pourquoi Jiro en premier ? Dégât collatéral pouvait-on dire.
Il joua avec la petite tige entre ses doigts quelques minutes avant de finir par l'allumer, consentant seulement à tourner la tête pour expulser la fumée loin du visage de Jiro. Il était venu lui parler, mais pas encore d'humeur aux concessions même s'il ne perdait pas son sens de l'humour pour autant.

" Tu sais, mon fameux père japonais que je n'ai jamais vu. Ca ne veut pas dire pour autant que je ne connais pas son identité. Moe Daichiro. "

C'était bizarre de prononcer le nom de ce père qui ne l'était que parce que sa mère l'avait suffisamment harcelé pour qu'il daigne le reconnaître quelques mois avant sa naissance. Enfant, il avait regardé ce nom imprimé sur le papier à de nombreuses reprises, emprunt d'une curiosité infinie. Au final, sa mère avait eu la bonne idée : lui en parler suffisamment, et intégrer intégralement son héritage japonais à son éducation, pour qu'au final il ne soit rien de plus qu'un nom devenu inintéressant, plutôt que l'attrait de l'inconnu.
Jusqu'à ce qu'Aku débarque dans l'appart en le clamant haut et fort, réveillant quelques souvenirs et le poussant à faire des recherches pour vérifier si leurs ascendants étaient si proches. Trouver un dénominateur commun entre eux deux avait été assez perturbant.

Le silence s'étira quelques minutes, le rouquin semblant soupeser le pour et le contre de quelque chose dont il ignorait le contenu. Comme s'il cherchait à savoir ce qui serait le mieux pour lui et pour les autres, ou le plus acceptable, ou le moins compromettant. Jiro penchait d'ailleurs plutôt pour ce dernier terme. Cathan était du genre très secret, même dans l'amitié. Le brun avait depuis longtemps fini par détecter les fois où il détournait habilement conversation ou attention pour esquiver ce qui l'approchait de trop près. L'américain était habile à ce petit jeu, et Jiro peu habitué, si bien qu'il était persuadé de passer à côté au moins une fois sur deux. Ce n'était pas si grave. Il en avait pris son parti depuis un moment et acceptait cet aspect de la personnalité de Cathan. Mais dans cette situation précise, il préférait tout de même en savoir un minimum, et c'est pour cette raison qu'il conserva son regard rivé sur le roux.

Finalement, Cathan finit par ouvrir la bouche, sibyllin, comme à son habitude. Mais ses premiers mots laissaient à penser que la balance avait finalement penché en faveur des confidences. Elles seraient certainement très succinctes mais, au moins, ne le laisserait pas dans une position inconfortable lors de leur sortie. De toute façon, Jiro était d'avis que se fermer à la discussion n'aidait pas à résoudre ses problèmes et que cela se faisait toujours au détriment de soi-même. Il fallait juste trouver la bonne personne pour en parler. Les amis étaient aussi là pour ça.

Cathan prit son temps, allumant une nouvelle cigarette contre laquelle le brun ne pouvait rien dire puisqu'ils étaient sur la terrasse, l'espace fumeur de l'appartement. Et puis l'odeur de tabac ne le dérangeait pas tant que ça, du moment que ça ne stagnait pas dans une pièce, n'imprégnait pas les tissus, et ne lui était pas lâché au visage. Le prof de maths respectait ces trois contraintes, alors il n'allait pas l'empêcher de s'adonner à son plaisir.

Il fallut un moment pour que la signification des paroles de Cathan prenne un sens. Jiro fronça les sourcils dans une mimique de réflexion, cherchant en quoi le père du rouquin pouvait avoir un lien dans ses rapports avec Akutsu. Moe Daichiro ... Moe ...

" Vous êtes parents ? "

Le ton était tout autant surpris qu'amusé par cette éventualité. Moe n'était pas un nom si répandu - la seule famille Moe qu'il connaissait, avant de cohabiter avec Akutsu, était à la tête d'une grande entreprise japonaise - et si Cathan en était perturbé, le connaissant, c'était qu'il avait déjà vérifié. Donc oui, ils étaient parents. Et sans doute assez proches pour que l'américain le prenne en compte. Des cousins peut-être ? C'était amusant quand on y songeait. Surprenant aussi, d'où l'embarras de Cathan. Sans doute ...
Le regard du brun se fit plus interrogateur, attendant patiemment la confirmation ... et peut-être un peu plus de précisions si Cathan y était disposé.

Cathan poussa un reniflement moqueur à la question de Jiro. Ca pour être parents ... Si le lien de parenté avait été plus distant, il ne s'en serait probablement pas intéressé plus que ça, mettant le hasard de la rencontre sur les aléas de la géographie et de la génétique, et l'oubliant comme un détail peu intéressant. Ce que ça aurait pu être. Mais non, la famille Moe avait bien fait les choses, lui laissant l'honneur douteux d'être une famille assez restreinte sur le territoire japonais. Pour la première fois de sa vie, il avait fait ce qu'il s'était refusé à faire jusque lors : des recherches sur son père. Deux demi-frère, une demi-soeur, et quelques autres personnes un peu plus éloignées : l'intégralité de sa famille japonaise tenait dans un mouchoir de poche. Il avait passé en revu quelques rapports politiques et fiscaux sur l'entreprise que dirigeait son père sans réel intérêt, revenant sans cesse aux extraits d'actes de naissance et livrets familiaux qu'il avait pu se procurer après quelques coups de fil. Il avait été assez amusant de voir que ses connections marchaient toujours très bien pour ce genre de choses bénignes.

Il écrasa sa cigarette à moitié fumée dans le cendrier débordant, dédiant un fin sourire à Jiro qui attendait toujours patiemment sa réponse pendant qu'il ruminait. Sur le coup, il devait avouer une certaine méconnaissance des habitudes japonaises par rapport aux enfants nés hors mariage. Autant aux USA, entre les mariages, les divorces, et le reste, les enfants illégitimes n'étaient plus vraiment un problème, autant devant le côté traditionnel japonais qui perdurait ... C'était plutôt marrant : cette famille qu'il avait mis de côté si longtemps, il fallait qu'il arrive au Japon pour se la prendre dans la face.

" Parents ... on peut dire ça. C'est mon demi-frère. Et avant que tu ne le demandes, oui, je suis sûr de mon coup. Et non, je ne suis pas venu au Japon pour ça à la base. "

Et il ne comptait pas s'étendre sur l'un ou sur l'autre. De toute façon, depuis le temps qu'il se connaissait, pourtant pas si long, le japonais avait appris à reconnaître les moments où ce n'était pas la peine d'insister. D'autant plus, il s'en rendait compte maintenant avec la phrase qu'il venait de prononcer, plus sèche et tendue que d'habitude, il était à cran, la nervosité jouant sur son japonais comme elle jouerait sur les nerfs des autres. Encore heureux, il n'en était pas au point de perdre ses mots dans sa seconde langue.

Au final, il ne savait pas exactement dans quel état d'esprit le mettait la nouvelle, et c'était bien le pire. Il avait appris à réagir à toute sorte de réaction, et depuis son arrivée au Japon, tout ce qui avait pu se passer le laissait mi-blasé, mi-amusé, prenant toujours les choses avec du recul et un certain détachement, éloigné de tout au final. Sauf que cette nouvelle n'était pas le genre de chose qu'il pouvait prendre avec détachement. A la limite l'enterrer, mais laisser des cadavres derrière soi n'est pas une bonne idée. Sa retraite tranquille au Japon s'en trouvait bouleversée, et c'était probablement ce qui le mettait le plus mal à l'aise : se retrouver devant une situation qu'il n'était pas sûr de gérer correctement. Encore maintenant, alors qu'il en parlait avec Jiro, il ne pouvait s'empêcher de réfléchir aux conséquences et à la myriade de possibilités qu'entraînait la goutte d'eau qu'il venait de faire tomber.

Les doigts de l'américain tapotèrent un rythme sans suite sur la table, une cavalcade syncopée qui convenait bien aux pensées qui se baladaient dans sa tête. Jiro allait devoir servir de conseiller, comme il le faisait si bien avec ses chers élèves. Il n'y avait plus qu'à espérer que le fils d'ambassadeur ait hérité de quelques compétences en diplomatie. L'amusement avait repointé le bout de son nez dans la voix de Cathan quand il reprit la parole, mais dans ce cas, la moquerie s'adressait surtout envers lui-même.

" Tu penses que je devrais lui en parler ? "

La pointe d'amusement qu'il affichait à l'idée d'un lien de parenté entre Cathan et Akutsu, disparut à l'annonce du degré de ce lien. Demi-frères ... Ca pour une surprise ... Il y avait beaucoup de qualificatifs qui pouvaient s'accorder à la situation, et Jiro comprenait à présent l'embarras dans lequel se trouvait son ami. Il y avait de quoi être chamboulé par une telle découverte. Le ton de Cathan prouvait d'ailleurs qu'il en était bien plus touché qu'en apparence.

Jiro posa ses deux coudes sur la table, son menton venant prendre appui sur ses doigts entrelacés, tandis que son regard suivait les volutes de fumée du mégot pas encore totalement éteint. Lorsqu'il réfléchissait de cette façon, les traits de son visage prenaient les mêmes expressions que celui de son père, pour le plus grand amusement de ses sœurs. Mais aujourd'hui, il n'y avait personne pour déposer une pichenette sur son front.

Pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, Cathan lui demandait réellement conseil et sur un sujet on ne pouvait plus sérieux, épineux même. Une affaire familiale de si haute importance, ne pouvait se résoudre par un "bien sûr, fonce". Il ne fallait rien omettre, absolument rien. Envisager toutes les possibilités, même les pires ... Et ce qu'il voyait se profiler avec inquiétude n'avait rien de bon, même si cela ne faisait certainement pas parti des considérations de Cathan. Mais avant de s'occuper de ce nuage noir, il fallait penser à ces deux hommes qui travaillaient ensemble et vivaient sous le même toit.
Jiro soupira doucement avant de prendre la parole, parlant tout autant au rouquin, que réfléchissant à voix haute.

" Tu l'ignores peut-être, mais c'est un sujet très ... délicat, au Japon. Pour ne pas dire tabou. Cependant, les rapports d'Akutsu avec sa famille sont distants, très distants, même. De plus, c'est quelqu'un de moderne et on ne peut pas dire qu'il soit vraiment à cheval sur les traditions. Je ne pense pas qu'il prendra cette nouvelle comme une disgrâce ou une diffamation. "

Non. Akutsu n'était pas de ce genre. La surprise et le choc passé, peut-être trouverait-il cela tout aussi amusant que Cathan. A bien y réfléchir, ce n'était pas vraiment le prof d'anglais le souci dans cette histoire.

" Vu la situation, ne rien dire ne ferait qu'amplifier le malaise déjà présent. Je ne pense pas que ce soit la meilleure chose à faire pour vous deux. Je ne dis pas qu'il le prendra bien, mais ce sera plus sain. "

Jiro plongea son regard dans les prunelles sombres de Cathan, seules preuves visibles de son ascendance nipponne. Devait-il lui parler du vrai problème que posait cette révélation ? L'américain s'en moquait probablement, Akutsu ... peut-être moins, mais la famille Moe ... Parce qu'il n'avait dorénavant plus trop de doute concernant le statut du plus jeune d'entre eux.

" Par contre, Cathan, il vaudrait mieux que ça ne se sache pas trop. La famille Moe est un peu trop impliquée sur le plan politico financier. Et ne t'en fait pas, je ne dirais rien. "

De toute façon, ce n'était pas dans les méthodes de la famille Egawa que d'utiliser ce genre d'information. Mais il y avait toujours des risques de fuite, autant ne pas tenter le diable. A Akutsu de décider ce qu'il ferait de ce secret.

Les yeux fixés sur une des rares plantes vertes qui ornait la terrasse, Cathan écoutait le diagnostic de Jiro avec attention. Il avait beau connaître assez bien le Japon, il n'arrivait pas toujours à intégrer le point de vue intérieur des japonais eux-mêmes. Certes, un enfant adultérin pouvait poser problème aux USA - comme n'importe quelle histoire de coucherie, mais avec plus de preuves à l'appui - mais cette notion de tradition et de déshonneur ne venait pas se surajouter. C'était à se demander comment son honorable père avait pu avoir envie de séduire une jeune étrangère. Justement parce qu'il pensait que cela risquait de ne jamais se savoir ? L'américain manqua de grincer des dents : décidément, rien ne lui plaisait dans ce père inconnu. Ce n'était pas une nouveauté, juste un constat qu'il faisait une nouvelle fois, devant l'évidence des faits.

Le temps sembla s'éterniser alors que le professeur d'espagnol finissait d'exposer son point de vue, finissant par une mise en garde presque gênée qui manqua de faire sourire Cathan. Un secret de plus ou de moins ... Il avait pas mal de bonnes raisons à ne pas vouloir attirer l'attention sur sa famille et sur lui par la même occasion, et même si le résultat serait le même, la réputation de la famille Moe ne faisait clairement pas partie de ses priorités. Au final, ils avaient probablement de la chance qu'il ait suffisamment de petits soucis persos pour qu'il n'ait pas envie de s'intéresser à eux. Encore que, le chantage n'avait jamais été sa tasse de thé. Trop de risques.

" Ne t'inquiète pas, c'est pas le genre de détails que j'ai envie de balancer. J'aime autant que ma vie privée le reste. C'est juste par rapport à Akutsu. C'est tellement ... étrange. Je n'aime pas ne pas savoir où je vais. "

Le regard de Cat en revint enfin à la silhouette de Jiro, sagement posée dans une position de réflexion. Le roux le détailla un instant, affichant un sourire insolent. Il n'était pas tellement d'humeur à sourire, alors autant prendre le moindre prétexte comme excuse à se détendre un peu. D'un coup, sans aucun geste qui n'aurait pu le laisser prévoir, la main de l'américain surgit, attrapant le poignet de Jiro et tirant pour le déstabiliser dans sa position de patriarche monacal qui donnait sa sentence.

" Tu as l'air beaucoup trop sérieux comme ça, ça ne te va pas. "

L'américain se leva et fit les deux pas qui le séparaient de la place de Jiro, avant de se pencher en avant pour offrir un baiser fugitif au jeune homme, se relevant avant de vraiment pouvoir l'approfondir.

" Merci de ton avis. Maintenant prépare-toi avant qu'on ne soit en retard Hime. "

Plus que vraiment faire pencher la balance, l'avis de Jiro l'avait conforté sur la marche à suivre. Et aussi sur le fait que, de la manière la plus curieuse qui soit, il avait réussi à se faire un ami au Japon, alors qu'il s'était souvent contenté de relations plus distantes aux USA. Relation bâtie sur un nombre incalculable de mensonges ou de demi vérités, mais relation quand même. Comme quoi, il fallait se méfier de tout le monde.