De temps en temps, et au grand bonheur de Yuya, son patron le laissait travailler en cuisine. C'était ces soirées la qu'il préférait, loin du tumulte de la salle, loin des clients exigeants, l'agitation de la cuisine était quelque chose d'appréciable, de souhaitable même.
Au moins la il pouvait se concentrer, travailler durant longtemps sans voir les heures filer, et apprendre plein de nouvelles choses. Car même s'il restait aux rôles de la cuisine les plus faciles, ceux qu'on confie en général aux novices, comme la préparation des salades et des entrées, les cuistots et son patron, qui agissait en tant que chef de cuisine, n'étaient jamais avares de conseils.
La manière idéale d'éplucher, le meilleur moyen de bien cuir une viande, comment rattraper une sauce, la découpe du poisson...Chaque soir était un véritable cours de cuisine illustré par le travail qu'ils étaient en train de faire, et le niveau du rônin en la matière augmentait à vue d'oeil. Bientôt, avec un peu de chance, il pourrait gagner sa place définitive en cuisine et ne plus avoir à faire le service, même s'il doutait que ce jour arrive.
Parce que malgré tout il était un excellent serveur, ne cassait jamais rien, et officiait très bien en tant que chef de salle. Ce n'était que lorsqu'un des cuistots faisait défaut qu'on avait réellement besoin de lui en cuisine.

Ce soir la était l'un de ces soirs. Le commis s'était brûlé trop gravement pour continuer à travailler et était rentré, et Yuya avait été appelé en renfort. Une autre serveuse s'occupait de diriger la salle. Après avoir préparé les poissons pour le chef, il avait sortit les poubelles dans la ruelle de derrière. Lorsque le jeune homme s'en occupait tout était toujours bien et propre. Les poubelles à leur place, aucun déchet traînant sur le sol, parfois même, il lavait même la ruelle à grand coup de jets d'eau, avec une maniaquerie qui faisait beaucoup rire ses collègues. Mais ce restaurant était sa maison maintenant, et il y tenait.
Une fois les poubelles sorties, la chambre froide demandait de l'attention. Une fois par jour, l'un d'entre eux s'assuraient que tout allait bien. Température, état des produits, hygiène...Yuya y était depuis environ cinq minutes, lorsqu'il entendit un grand bruit dehors.

Le temps de retirer la doudoune qu'il avait passée et de sortir, il entendit quelqu'un crier. Une agression ? Non, le quartier était plutôt tranquille en temps normal. Méfiant tout de même, il remonta ses manches et sortit en trombe de la porte de derrière, pour trouver...Un gamin, c'était le cas de le dire, qui semblait bien ennuyé par son chien. Un grand et beau chien, d'une race indéfinie. Un bâtard sans doute. C'est seulement l'instant d'après que le rônin remarqua le bordel dans SA ruelle. D'ordinaire si propre, si...Belle. Couverte d'ordures, les sacs poubelle, éventrés, le chien et le gosse, sales au possible.

Son sang ne fit qu'un tour. Il s'approcha d'un pas décidé, toisa l'animal impossible à calmer de toute sa hauteur, sans un regard pour le gosse, et parla de sa voix la plus forte et son ton le plus ferme.

« Stop ! Tout de suite ! »

Sans avoir jamais eu de chien, il savait deux ou trois choses sur le comportement de ces animaux. S'il était un tant soit peu dressé ou pas bien vaillant, son intervention suffirait peut-être. Sinon, il était bon pour griller toute l'autorité que pouvait avoir son maître sur lui en le chopant lui même au garrot pour le calmer, en espérant que le chien ne soit pas du genre à mordre. Et ensuite, il aurait...une petite conversation avec le gosse, à qui il manquait apparemment des informations sur la manière de gérer un chien, et une certaine autorité naturelle qui...Même avec beaucoup de travail, au vu de la scène, n'aurait sans doute jamais assez d'autorité naturelle pour calmer sa bestiole. Un drame.

Pour sa plus grande satisfaction, l'animal se calma presque tout de suite après son coup de voix. Il n'aurait donc pas à plonger dans les ordures pour engager une lutte physique avec un chien mouillé et couvert d'ordures odorantes, dont il pouvait sentir la puanteur jusqu'ici. Son autorité était donc intacte, malgré des mois passés à obéir et à jouer le gentil garçon à Hachioji. S'en aurait presque été gratifiant s'il n'avait pas du tonner contre un cabot.
Avec sa langue pendante et sa tête tournée vers lui, un certain air pataud sur son faciès, le chien avait l'air un peu idiot. C'est l'effet que faisaient les chiens en général au rônin. Ce besoin de faire le beau auprès de leur maître, cette intelligence canine parfois présente, parfois complètement absente, jappements, aboiements. Tout ces détails en étaient autant du comportement de ces animaux qui agaçaient Yuya, et l'une des raisons pour lesquelles il n'en avait jamais eu. Sa mère, fut un temps, en avait eu un. Une précieuse petite créature craintive et débile. Obligée de porter un petit manteau en hiver, obligée d'aboyer sans raison sur tout ce qui bougeait, ou parfois même, ce qui ne bougeait pas. Agacé par les concerts incessants du canidé, ses parents avaient fini par s'en débarrasser dans un refuge, sans que le jeune garçon qu'il était alors s'en émeuve.

Il lui fallait toutefois admettre qu'avec son jeune maître aux yeux plein d'étoiles à ses côtés, les deux faisaient un duo somme toute touchant. Le serveur abandonna même l'idée de le réprimander sévèrement en entendant l'hésitation dans la voix du gamin lorsqu'il donna son ordre. Il fallait croire qu'il devenait plus tendre, avec le temps. La ou à une époque le jeune maître se serait fait botter le cul au sens littéral du terme avant de devoir nettoyer seul, il n'avait maintenant plus à craindre des réactions sanguines de l'ex délinquant.

« Oui, tu vas nettoyer ces deux poubelles la – Il en désigna deux que le chien avait éventré partiellement – Et tu les amèneras dans la benne qui se trouve là-bas – Il montra cette fois-ci une benne, de l'autre côté de la ruelle – Puis tu iras te laver les mains et le visage, tu en as besoin. Je vais m'occuper du reste. »

Après les deux dont s'occuperait Eiichi, il restait encore trois poubelles, dans un état bien plus lamentable, à ramasser. Yuya fila très rapidement chercher cinq nouveaux sacs, revint, puis en tendit deux au jeune homme. Ensuite, sans attendre et sans dégoût aucun, il s'agenouilla dans les ordures et commença à les remettre dans les nouveaux sacs sans broncher. Par les kamis, quiconque de son ancienne vie qui l'auraient vu ainsi n'en aurait sans doute pas cru ses yeux. Lui, docile et aimable ? C'était à l'antipode même de ce que les gens imaginaient sur lui la plupart du temps. Mais parfois, lorsque personne ou presque n'observait, il aimait bien à se laisser aller à une certaine gentillesse. Sans complètement déresponsabiliser les autres, cela dit, car le rônin estimait important que le petit apprenne à nettoyer la merde que laissait son chien derrière lui. Enfin, il avait l'air plein de bonne volonté en tout cas, et c'était l'essentiel.

« Comment t'appelles-tu ? »

Autant sympathiser un peu pour passer le temps, durant les longues minutes qu'allaient prendre le nettoyage de la ruelle. Sans compter le fait que cela lui ferait un très bon exercice de socialisation.