Le quelqu'un était, en fait, une quelqu'une. Présentement, Akane Shirase, seize ans, toutes ses dents, et pas mal d'étonnement à son actif. Depuis quelque temps qu'elle était à Shokuboo Inochi, elle avait pris pour habitude de se promener dans les couloirs la nuit. Habitude étrange, s'il en fut, mais si on choisissait bien son heure, le silence et la solitude qui régnaient avaient le mérite de laisser la place et le temps de penser. Akane aimait bien cette ambiance un peu feutrée.
Une fois n'était pas coutume, elle était d'humeur nostalgique. Non que sa famille lui manquât, de toute façon sa mère était bien trop cramponnée à ses idéaux sociaux, et son père bien trop absorbé par son travail, pour qu'ils parviennent à avoir quoi que ce fût en commun. Non, le manque était le même que depuis plus d'un an. C'était con à dire, mais la perte de son amie d'enfance, la seule qu'elle ait jamais eue, avait creusé un sacré trou dans le quotidien d'Akane. C'est vrai, quand on perd d'un coup son clown personnel, son conseiller du coeur, et d'une manière générale son réservoir à bonne humeur, on n'est pas censé s'habituer tout de suite, si?

C'est donc en remâchant des pensées depuis longtemps explorées de fond en comble, et du coup, passablement amères, qu'Akane remarqua qu'il y avait quelque chose de définitivement pas normal. Une lumière émanait du bout d'un couloir. Cela n'aurait rien eu de surprenant s'il ne s'était pas agi d'une salle désaffectée, où personne n'allait d'habitude. Un courant d'air glacial qui passa d'un seul coup, provenant probablement d'une fenêtre ouverte à l'intérieur, confirma ses suppositions : il y avait quelqu'un dans la salle.
A petits pas, la métisse s'approcha, jusqu'à se retrouver dans l'encadrement de la porte. Devant la fenêtre, une fille qu'elle ne connaissait pas regardait au-dehors, debout sur l'embrasure de la fenêtre. Ses cheveux détachés et sa robe blanche qui flottaient dans le vent glacé, ses pieds nus bleuis par le froid, lui donnaient un air presque fantomatique, et sa main crispée sur quelque chose d'invisible ajoutait à l'étrangeté de la scène. Akane resta un instant interdite. Les épaules tendues de l'adolescente exprimaient son mécontentement, et ce qu'elle murmura entre ses dents ne devait rien avoir de particulièrement recommandable.
C'est alors qu'Akane se disposait à s'approcher de l'étrange apparition que celle-ci vacilla, forçant la jeune fille à accélérer l'allure et à se pencher à son tour par-dessus la fenêtre, risquant elle-même la chute en contrebas. Elle saisit le poignet mince et pâle au moment même où la fille aux longs cheveux retrouvait l'équilibre.
Akane assura sa prise et obligea l'adolescente à se retourner vers elle, fronçant les sourcils en vue d'un sermon sur pourquoi - il- ne- faut- pas- se- pencher- au- dessus- des- fenêtres- c'est- dangereux. Elle la reconnaissait à présent : c'était une élève plus jeune qu'elle, une fille de 1A.

*Attends, c'est quoi son nom déjà? Hashi? Hiyoshi?*

Impossible de s'en souvenir. Tant pis. Elle s'en passerait. Surtout qu'elle venait de se rendre compte qu'elles étaient toujours suspendues au-dessus du vide.

"Accroche-toi, bon dieu! C'est dangereux!"fit-elle, un soupçon de vertige la prenant soudain.

Elle entreprit de ramener la fille à l'intérieur de la pièce, espérant qu'elle ne se débattrait pas.

[Rhôôô c'est gentil! J'vais rougir moi, merci miss...^^]

Définitivement la fille en face d'elle n'était pas normale, mais ça n'empêcha pas Akane d'assurer son étreinte sur le poignet frêle et de ramener l'équilibriste improvisée sur le sol de la pièce. Cependant, celle qu'elle avait d'abord prise pour une apparition sembla à peine se soucier de sa présence, s'empressant de se pencher à nouveau par-dessus le rebord de la fenêtre. Elle semblait chercher quelque chose. Visiblement, elle ne le trouva pas, ou le résultat ne fut en tout cas pas à la hauteur de ses espérances, car elle se tourna vers Akane avec un regard si meurtrier que la métisse eut un instant le souffle coupé, avant de se retrouver agrippée par le poignet à son tour et entraînée vers le rebord de la fenêtre.

*Bon sang quelle poigne... elle veut me casser un bras ou quoi?*

Effectivement, à voir le gabarit de l'étrange fille, bien malin celui qui aurait soupçonné les mains graciles capables d'une telle étreinte. Scrutant à son tour le parc de l'école, en contrebas, elle eut beau chercher, mais non : la pelouse restait désespérément vide, et ce n'était pas un effet d'optique : les rayons de la lune auraient suffi à éclairer n'importe quel truc inhabituel qui aurait eu le bon goût de pointer le bout de son nez. Akane se tourna vers sa camarade, le regard interrogateur, ce qui sembla provoquer chez elle une déception sans nom. Ainsi "elle non plus" ne voyait rien.

*Mais qu'est-ce qu'il y a à voir?*

Elle se retint de poser la question, soucieuse de ne pas froisser l'étrange jeune fille qui semblait à présent en pleine introspection, paraissant soudain trouver le plancher de la salle particulièrement intéressant. Cela dura quelques instants. Akane ne savait que faire. Visiblement, cette fille était en proie à un désordre mental quelconque. Un désordre qui lui faisait voir des choses qui pour la majeure partie des gens n'existaient pas. Schizophrénie?
Une main glissée dans la sienne, une peau froide comme le vent qui s'engouffrait toujours dans la pièce. De grands yeux bruns brillants, questionneurs. Une voix angoissée qui affirmait qu'elle n'était pas folle, qui demandait un appui, un soutien. Akane ne sut que répondre, se contentant de secouer la tête, le regard toujours un peu inquiet. Après tout, qu'est-ce qu'on entendait par être folle?
Sans attendre la réponse à son interrogation presque désespérée, l'étrange adolescente s'éloigna aussi vite qu'elle s'était approchée et s'effondra sur une chaise, le visage dans les mains, comme en proie à nouveau à une intense réflexion. Une bourrasque de vent glacé se glissa sous la tunique de soie chinoise que portait Akane. Ce jour-là, elle avait choisi des tons de bleu clair et de vert d'eau, peints sur un fond noir. Très végétal, en somme. On était au printemps ou on n'y était pas. Mais la température, elle, n'avait absolument rien de printanier. Laissant sa camarade à ses réflexions, la métisse s'approcha de la fenêtre et la ferma. Elle dut forcer sur la poignée qui finit par céder dans un grincement peu coopérant.

Se retournant et époussetant ses mains couvertes d'écailles de peinture - cette fenêtre avait définitivement besoin d'un rafraîchissement - Akane considéra la forme recroquevillée sur la chaise. Elle ne savait pas très bien ce que la jeune fille avait vu pour se retrouver dans un tel état, mais ça ne devait rien avoir de bien folichon. A petits pas prudents, les mêmes qu'à son habitude, elle se rapprocha de l'apparition et s'accroupit, se retrouvant ainsi à sa hauteur.

"Est-ce que..."

Elle s'interrompit, cherchant ses mots. Elle ne voyait toujours pas le visage de la fille, et ça la perturbait. Elle toucha une joue froide, remonta une mèche des longs cheveux.

"Est-ce que ce qui te mettait en colère est parti?"

Ambre n'entendit même pas le bruit sourd de la fenêtre qui céda à force d'Akane tant elle se posait de question. Ses bras tremblaient sous la colère et de nombreuses fois, ils faillirent flancher sous la pression du poids de sa tête.
Ce n'était pas sa première crise, mais habituellement, elle se trouvait seule quand cela arrivait. Les rares fois où des personnes avaient pu assister à ce genre de scène, la peur avait pris le dessus et ils s'étaient enfuit en hurlant. Pourtant, cela devait faire trois jours que la franco-japonaise était arrivée et déjà deux personnes avaient pu assister patiemment à ces drôles de spectacles. Keira... Et cette fille. Aucune des deux n'avait ployé; elles étaient restées là, anxieuses mais elles ne s'étaient pas inclinées devant la peur. Cette jeune femme là, encore plus que la petite russe qu'elle avait vu le premier jour de son arrivée, lui procura une sensation de réconfort, de bien-être. Elle avait quelque chose d'apaisant dans sa manière de lui caresser la joue et de lui remonter les cheveux. Pourtant, dès que sa main l'avait effleurée, Ambre avait eu un mouvement de recul. Personne n'avait le cran de la toucher de cette manière assurée. Personne n'avait essayé de comprendre ce qu'elle pouvait ressentir. Tout le monde avait peur, alors pourquoi ne reculait-elle pas elle aussi ? Mais elle n'essaya pas de comprendre la raison de cette bravoure, elle n'en avait pas la force. Il y avait quelque chose de doux dans la voix de cette jeune femme, quelque chose qui n'avait rien à voir avec de la pitié et puis, elle lui portait de l'intérêt ce qui était une chose toute nouvelle pour Ambre. De plus, c'était la première fois qu'elle s'adressait à quelqu'un de cette manière, elle ne faisait que répondre brièvement aux questions - et encore si elle s'en donnait la peine -. Doucement, sa main se posa sur celle de l'autre étudiante et elle releva la tête en la fixant de ses grands yeux, dans lesquels on pouvait lire à la fois la colère et l'incompréhension. La grande étudiante aux cheveux ambrés répondit à sa question par un signe affirmatif de la tête, sans la quitter du regard. Elle était accroupie devant elle et portait une longue robe chinoise. Elle avait un visage ordinaire mais de grands yeux qui indiquaient son métissage et de longs cheveux roux qui encadraient parfaitement son visage. Maintenant qu'elle parvenait à bien la voir, elle était sûre de l'avoir aperçue quelque part aujourd'hui... Peut-être dans les couloirs, ou dans une salle de cours. Mais elle ne prêtait jamais beaucoup attention aux autres, c'est pourquoi elle aurait été incapable de dire quoi que ce soit de plus, que ce soit à propos d'elle ou de n'importe quel autre adolescent qui aurait pu croiser son chemin.
Tout de même elle l'intriguait beaucoup cette jeune femme, certainement de part la sérénité de son visage et le calme dont elle faisait preuve :

« Tu n'as pas peur ? »

C'était en effet la question qui la captivait.
Le tout premier... réconfort (?) de sa vie, songea-t-elle. C'était comme dans les livres qu'elle lisait pour passer le temps, où l'héroïne racontait comment elle trouvait chez son amie un soutient dans les moments difficiles. Certes, cette fille n'était qu'une étrangère, mais grâce à sa gentillesse, elle sentait que toutes ses descriptions littéraires prenaient enfin un sens dans son esprit...
Petit à petit, Ambre sentait son pouls se calmer, mais sa pulsion rageuse pouvait la reprendre à n'importe quel instant, elle le sentait. C'était une sensation forte en elle qui variait de minutes en minutes. Parfois elle voulait tuer, parfois casser quelque chose et d'autres fois elle voulait tout simplement redevenir la jeune femme indifférente qu'elle était d'habitude.

Eh bien, depuis que la fille de mannequin était entrée dans cet internat, il n'y avait rien à faire, elle en était persuadée : sa relation avec les autres adolescents avait évolué. Pourtant, elle n'était là depuis pas longtemps, mais étrangement, toutes les personnes qu'elle avait rencontrées jusqu'ici s'étaient montrées particulièrement attentionnées avec elle. C'était la vie à l'internat qui les rendait tous prévenants et soucieux des autres ? En tout cas toute cette compassion n'était pas faite pour elle, du moins pas pour l'instant... Elle n'arrivait pas à s'y faire.

Une fois à sa hauteur, Akane s'aperçut que la fille tremblait. Etait-ce de peur, de froid, de colère ou encore de quelque chose d'autre, elle n'aurait su le dire, mais ce tremblement des épaules minces ne fit qu'accentuer son inquiétude. Elle ne s'émut pas du mouvement de recul qu'eut l'étrange adolescente lorsque sa main toucha sa joue. Elle avait l'intuition, de plus en plus forte, que les yeux bruns dont elle avait surpris l'expression désorientée quelques instants auparavant voyaient des choses dont ni elle, ni aucune des personnes que l'on disait saines d'esprit, n'avaient la moindre idée. Alors on pouvait amplement pardonner à une personne frappée par cette étrange malédiction, des réactions un peu épidermiques, voire irrationnelles.
Une main toujours froide se posa sur la sienne, et les yeux un ton plus clair que les siens, se relevèrent vers elle. Un fatras de sentiments difficilement démêlables s'y pressait. C'est avec une curiosité mêlée toujours d'une pointe d'angoisse, qui allait cependant en s'amenuisant, qu'elle tenta de décrypter les émotions des prunelles mouvantes, un peu comme elle aurait tenté de déchiffrer les pages d'un livre à l'écriture petite et alambiquée. Il y avait beaucoup de colère, mais ça il ne fallait pas être grand clerc pour le voir. Beaucoup de questionnements, aussi. Mais là, cependant, n'était-ce pas un soupçon de... reconnaissance?

*Enfin, est-ce que c'est le moment de chercher à fouiller dans la tête de cette fille?*

Akane n'eut pas le loisir de réfléchir à la question, parce que la fille en question lui signifia d'un hochement de tête que, oui, ce qui la mettait dans une telle colère avait fichu le camp. Pour combien de temps, la métisse savait bien que c'était impossible à déterminer - ses lectures ô combien nombreuses lui avaient au moins appris qu'on ne mesure pas la folie ni les maladies mentales, et que la notion de degré, en ce domaine, n'était rien d'autre qu'un moyen de rassurer des médecins eux-mêmes à moitié paranoïaques - mais peut-être au moins l'étrange adolescente serait-elle à peu près lucide. Cette pensée fit s'évanouir toute trace d'angoisse du regard de la métisse. Ne restait que le calme qui lui était habituel, mélangé de compassion pour cette fille aux pieds nus et au regard chargé d'émotions contradictoires.
Et puis la voix retentit à nouveau. Est-ce qu'elle avait peur?

"Non."

La réponse avait fusé, mais Akane prit la peine de réfléchir un instant. Maintenant, certes, elle n'avait plus peur, mais quelques instants plus tôt, elle était loin d'être rassurée. Pas forcément à cause de l'attitude de la fille elle-même - ce n'était pas dirigé contre elle, ni même contre quelqu'un de ce monde-ci. Non, c'était véritablement de l'inquiétude.

"Quoique... Pour toi, un peu.", fit-elle, avant d'expliciter : "Je ne te connais pas, mais j'ai pas envie que tu te fracasses en bas d'une fenêtre."

Un sourire étira ses lèvres rosées, mimique un peu déplacée en ce contexte. Son regard glissa sur la robe trop fine pour la saison, sur les pieds nus. La main posée contre la sienne était toujours gelée.

"Tu n'as pas froid?"

Akane avait toujours vécu plus ou moins à travers ses livres. Ils alimentaient ses rêves, ses cauchemars, son quotidien. C'était peut-être pour ça qu'elle n'avait pas peur de l'étrange fille qui semblait voir des choses que personne d'autre ne pouvait discerner. Quand on faisait régulièrement gouzi-gouzi sous le menton d'un dragon, et qu'on se planquait occasionnellement sous une bibliothèque pour échapper à un serial-killer psychopathe, on n'était plus à une bizarrerie près, même si les choses sus-citées n'étaient que l'effet de ce qui était communément appelé "imagination". Mais ça, l'adolescente en face d'elle ne semblait pas le comprendre, puisqu'elle se leva brusquement, le regard meurtrier, et déclara d'un air presque paniqué qu'il fallait absolument avoir peur d'elle, et non pas pour elle.

*Mais qui es-tu pour me dire de quoi je dois avoir peur?*

Cette phrase faillit dépasser la simple pensée, ce qui aurait sans nul doute déclenché chez la fille une réaction quelque peu épidermique. Akane se contenta donc d'un haussement d'épaules et d'un signe de dénégation, immobile, ses yeux presque noirs toujours braqués sur celle qui semblait convaincue d'être effrayante. Aussi le geste fugitif de l'adolescente n'échappa-t-il pas à la métisse, pas plus que ses prunelles brillantes lorsqu'elle se retourna, bras croisés.
Posant les genoux au sol - la position accroupie était parfaite pour faire travailler les cuisses, mais Akane n'était pas sûre d'en avoir besoin - elle tendit une main hésitante vers la fille... qui se rapprocha d'elle, posant la tête sur son épaule.

*Attends, là... Elle me fait un... câlin?*

Là, ce fut le premier instant de désorientation complète de la soirée pour Akane. Depuis un an, elle avait totalement perdu l'habitude qu'on la prenne dans les bras, et d'une manière générale qu'on lui manifeste une quelconque affection. Majoritairement de son fait, d'ailleurs. Une fois sa meilleure amie disparue de la circulation par la faute de ses parents, elle n'avait pas vraiment été du genre "bisou papa maman". Aussi, yeux écarquillés, et corps tendu, mit-elle un instant à refermer ses bras sur la frêle silhouette. Un peu maladroitement.
Un chuchotement parvint à son oreille. Un remerciement qui parut écorcher la bouche de l'adolescente. La métisse eut un léger sourire, mais dut réfléchir avant de trouver que répondre. "C'est normal"? Non, la situation était tout sauf normale. "De rien"? Un peu léger. Elle choisit donc de ne rien dire, surtout que la fille ne semblait pas vraiment du genre à faire des échanges de politesses.

Elles restèrent un moment ainsi. La respiration de celle qui, Akane s'en rendait compte, était finalement une enfant, se calmait peu à peu. La métisse s'éloigna, eut un nouveau sourire.

"Comment tu t'appelles?"

Question bête, mais elle commençait à en avoir assez de ne pas pouvoir mettre de nom sur ce visage qu'elle connaissait pourtant.

Ambre... C'était tout sauf japonais. Ça rappelait un peu à Akane les prénoms que portaient les personnages des contes que lui racontait son grand-père, lorsque d'aventure ses parents décidaient de reprendre contact avec sa famille maternelle. Elle avait bien aimé cet homme aux cheveux blancs, si différent de sa superficielle mère. Dommage qu'elle n'ait pas pu le voir davantage que pour apprendre quelques mots de français. D'ailleurs, quand elle y réfléchissait, "Ambre", n'était-ce pas le nom d'une pierre, dans cette langue?

"Tu as un joli prénom. C'est français, n'est-ce pas?"

Répondant au regard interrogateur de la jeune fille, elle se présenta à son tour.

"Je suis Shirase Akane, mais tu peux m'appeler par mon prénom si tu veux. Je n'aime pas beaucoup mon nom."

Contre son nom en lui-même, Akane n'avait rien à dire. Encore qu'elle aurait préféré s'appeler Derain, comme sa mère : ça avait quand même plus de gueule. Mais surtout, elle ne tenait pas particulièrement à conserver des liens avec ses parents, encore moins avec Kazuo, le frère mort avant sa naissance, le cher petit dont on lui avait toujours rebattu les oreilles. Akane avait fait de son mieux pour trouver sa place, mais le comportement de ses géniteurs aurait eu de quoi dégoûter la meilleure des filles.

*Mais est-ce que j'étais vraiment la meilleure des filles?*

La métisse lissa pensivement la soie de sa robe, puis reporta son attention sur Hoishi - puisque tel était son nom - qui venait de lui demander ce qui s'était passé. Ainsi, ces crises de schizophrénie ou Dieu seul savait quoi étaient suivies d'une perte de mémoire... Akane frissonna. Pour elle qui était habituée à se souvenir de tout, l'amnésie avait quelque chose d'étrangement déstabilisant, voire d'effrayant. Autant qu'elle évite ce calvaire à la jeune fille.

"Eh bien, quand je suis rentrée, tu étais à la fenêtre... Tu étais très en colère contre quelque chose, je crois, et... et tu étais debout, sur l'appui. Dehors. C'était..."

Elle allait compléter "c'était dangereux", mais l'adolescente ne l'écoutait déjà plus, tournée vers la fenêtre, concentrée sur quelque chose d'autre, quelque chose que la métisse, encore une fois, ne pouvait voir. Hoishi se leva et courut jusqu'à avoir les mains appuyées contre la vitre, regardant intensément la chose qui se trouvait au-dehors.
Akane se leva à son tour. Tant que la fenêtre était fermée, elles étaient plus ou moins en sécurité, et la fille aux cheveux ambrés était protégée tant des autres que d'elle-même. Mais si l'idée lui prenait de balancer un coup de poing dans la vitre ou autres joyeusetés, notre bibliophile préférée n'était pas sûre de pouvoir enrayer une hémorragie ou réparer des cervicales brisées. Aussi s'avança-t-elle jusqu'à pouvoir, à son tour, voir au-dehors.
Bien entendu, il n'y avait rien, à part un arbre qui semblait retenir toute l'attention de l'étrange adolescente.

"Hoishi?"

Pas de réaction. Akane se rapprocha, posa une main sur l'une des épaules minces, sentit la tension des muscles sous la concentration. Peut-être son prénom aurait-il plus d'impact. Il fallait qu'elle la fasse parler. Il lui fallait comprendre ce que voyait Ambre Hoishi, ce qui la poussait vers cette fenêtre à cet instant comme un moment plus tôt.
Et, plus important encore, il fallait comprendre comment chasser cette chose, ou cet être.

"Ambre, dis-moi ce que tu vois."

L'appel de son nom et la main posée sur son épaule n'eurent pas grand effet sur Ambre, et Akane commença à se demander si elle l'entendait. Mais alors que la jeune fille semblait ne pas lui porter d'attention, elle répondit à la question de la métisse. Cette question, c'était non seulement pour faire parler Ambre, mais aussi pour se représenter la scène. Pendant que la jeune fille parlait, Akane voyait se dessiner au-dehors ce qu'elle lui décrivait : elle s'imaginait parfaitement l'adolescente aux cheveux et aux yeux bruns, vêtue de sa robe blanche qui volait dans le vent.

Le "mais" qui avait échappé à Ambre intriguait Akane. Sans doute, comme dans la plupart des dédoublements de personnalité, la jumelle de la franco-japonaise ne lui disait-elle rien de bon. La métisse imagina soudain son propre double derrière le double d'Ambre, une main posée sur son épaule, la raisonnant. Cela aurait été tellement plus simple. Malheureusement, la brune était la seule à pouvoir combattre les divagations de sa personnalité. Aussi Akane reprit-elle la parole.

"Je crois..."

Elle avala sa salive, cherchant ses mots. Ce n'était pas le moment de dire une bêtise. Maintenant elle arrivait presque à visualiser cette autre Akane, debout derrière une Ambre de pacotille. Après tout, est-ce que tout le monde n'avait pas un double, voir des triples ou des quadruples? Est-ce que ce n'était pas ce que d'aucuns appelaient la conscience, ou d'autres les démons intérieurs?
La main toujours posée sur l'épaule de l'adolescente, elle percevait la contraction de ses muscles sous le stress que générait son combat intérieur. Elle se rendit compte qu'elle n'avait toujours pas fini sa phrase.

"Je crois qu'on a tous des gens comme cette fille, que nous sommes les seuls à voir. Mais on n'est pas obligés de les écouter, si?"

Elle posa son autre main sur la poignée de la fenêtre, empêchant Ambre d'y accéder. Ce n'était pas grand-chose, mais ça donnerait le temps à l'adolescente de réfléchir aux paroles qu'elle venait de prononcer.

Un chuchotement presque imperceptible. Et puis un ordre, si profond et si puissant qu'Akane eut un mouvement de recul, pas rassurée malgré tout par les ondes sonores qui se répercutaient intarissablement sur les murs de la pièce. Une main se referma sur son poignet et ce fut une Ambre presque suppliante qui la pria de rester près d'elle. La jeune fille obtempéra. L'étrange adolescente semblait à l'écoute, à la recherche d'un son qui ne vint finalement pas. Apparemment, ce qui, depuis déjà quelque temps, dictait sa loi à Ambre Hoishi, s'en était allé vers d'autres cieux. Laissant les deux filles seules, avec la poussière et les murs couverts de salpêtre de la salle depuis longtemps à l'abandon.

Akane ressentit un changement lorsque son prénom fut appelé, et qu'elle reporta son regard sombre vers Ambre. Comme si celle-ci était redevenue l'adolescente qui tout à l'heure s'était laissée choir sur son épaule, à la recherche de réconfort. Le remerciement de la jeune fille la fit sourire, tout comme le suffixe de politesse qu'elle avait utilisé. C'était peu usité entre jeunes gens de leur âge. Ceux qui parlaient ainsi étaient les grandes personnes.

"Tant que tu ne te mets plus debout sur les rebords des fenêtres, à ton service."

Une once de moquerie dans son sourire, à présent, qui, elle l'espérait, ne serait pas trop mal interprétée. Ambre avait l'air à fleur de peau comme fille. Mais Akane ne pouvait s'empêcher de taquiner un peu les gens, et ce n'était jamais bien méchant, alors elle ne voyait pas pourquoi elle se priverait.
Un chuchotement. Un frisson qui passait sur la peau blanche. Akane prit soudain conscience du fait que, oui, la température était assez froide, même fenêtres fermées. Mue par une impulsion protectrice dont elle aurait été bien en mal de trouver l'origine, elle passa un bras autour des épaules de l'adolescente, comme une soeur aînée aurait fait avec une plus jeune - et ce bien qu'Ambre fût plus grande qu'elle - et frotta le bras mince pour le réchauffer.

"Tu veux qu'on aille boire quelque chose de chaud? Il doit y avoir moyen d'entrer dans les cuisines, même à cette heure... Mais tu préfères peut-être aller dormir."

[C'est pas mieux pour moi. Désolée. >.<]

Un hochement de tête à sa recommandation. Et puis un souhait qui sonnait comme un caprice de petite fille. C'en était presque attendrissant. Akane n'avait jamais eu de frère ou de soeur plus jeune qu'elle, mais l'adolescente près d'elle lui donnait un aperçu de la chose : des exigences impérieuses, un peu brusques, sans sourire ni "s'il te plaît". Un peu abrupt. Inhabituel. Elle accepta la main qui se glissait dans la sienne, ses lèvres s'étirant en un sourire un peu moqueur.

"Alors je ne m'en vais pas."

Etrangement, il faisait meilleur dans le couloir - ou peut-être étaient-ce les nombreux courants d'air qui traversaient la salle qui rendaient celle-ci glaciale. Akane tendit la main et tira la porte qui se ferma dans un claquement, sur - du moins Akane l'espérait - les étranges visions qui avaient méchamment perturbé sa soirée de réflexion intense. Le bruit sonna comme une fin et le silence ne tarda pas à retomber sur le couloir.
Une question. Franchement Ambre paraissait à côté de la plaque.

*Faut quand même qu'elle ait de sacrées absences pour pas reconnaître l'endroit...*

Le regard sérieux de la jeune fille lui fit ravaler le rire un peu moqueur, et indiscutablement malvenu, qui lui montait aux lèvres. Elle garda un ton à peu près neutre pour la réponse qui suivit.

"On est au deuxième étage. Je suppose que t'as oublié de te chausser quand tu es partie..."

A voir l'air un peu paumé d'Ambre, elle se demandait de plus en plus quel était son âge. Sa main perdue dans la sienne lui donnait la - rare - impression d'être l'aînée, de savoir les choses mieux que quelqu'un. C'était une sensation plutôt agréable. Avoir des responsabilités.

"Dis-moi, Ambre-chan, tu as quel âge?"