Le soir était déjà arrivé. Sheikhan, trop perdu dans ses pensées ou occuper à mener ses affaires n’avait pas vu le temps passé. Il éteignit son ordinateur portable et soupira, se passant une main devant les yeux pour se détendre. C’était une journée bien banale et bien remplie qui s’était écoulée, laissant peu de place au repos. Il s’y était habitué depuis le temps. Très peu d’heures de sommeil suffisaient à le remette sur pied. C’est pourquoi à 21h30, il était en pleine forme, bien qu’il se soit levé plus de 15 heures auparavant.

Le jeune brun se leva et s’étira longuement avant de prendre sa veste de cuir et ses clés. Il comptait se rendre à l’école, voir si Arianne allait bien et faire il ne savait quoi ensuite. Il n’avait plus vraiment remis les pieds dans les quartiers dangereux depuis un certain temps. Depuis son retour au Japon en fait. Ses affaires marchaient plutôt bien, et l’argent qu’il possédait grâce à ses nombreux vols lui ouvraient bien des portes. Il n’avait plus autant besoin de se cacher qu’avant, ses relations et son avocat suffisaient à eux seuls. Sa prudence empêchait de toute façon que des preuves contre lui apparaissent, et, curieusement, le peu de témoins qui avaient voulu plaider contre lui avait disparus du globe.

Pour le moment loin de ses préoccupations matérielles, son esprit vagabondaient dans un monde de souvenirs plus ou moins lointains. Ses pas le menaient naturellement vers Shokuboo Inochi, comme si son corps avait été programmé pour s’y rendre. Il connaissait le chemin par cœur, au point de pouvoir l’effectuer les yeux fermés. Il y avait pourtant du monde autour de lui. Tokyo, à presque 22 heures, c’était encore animé. Pas comme les bourgades de campagne qui l’avait abrité pendant quelques temps. Mais tout cela ne le gênait pas. Sans aimer la foule pour autant, être perdu au milieu d’elle ne lui faisait guère d’effet. Parfois même, il louait son existence qui le cachait des regards indiscrets. Même s’il était grand et d’un physique peu commun, il savait se faire petit et discret.

Il parvint devant le portail plus vite qu’il ne l’aurait cru, et s’arrêta là. Sa montre indiquait 22 heures pile poil. Du regard, il scruta les alentours, apercevant un homme à la silhouette fine et à la démarche bien connu. Il crut halluciner. Lui ? Ici ? L’envie de courir derrière lui lui prit les tripes comme un crochet, pourtant il se retint. Son imagination devait lui jouer des tours. Finalement, six heures de sommeil ne lui suffisaient plus. Comment pouvait-il voir Nihya, son Nihya dans cette cour de récréation alors qu’il était mort ? Il secoua la tête, faisant virevolter les cheveux et entreprit de suivre le fantôme de son amant perdu. Sans doute n’était-ce qu’une personne lui ressemblant, mais croire pendant un bref instant qu’il avait affaire à lui, que finalement tout ça n’avait été qu’un cauchemar lui réchauffait le cœur.

C’est ainsi qu’il se retrouva prit au piège à son tour dans le réfectoire. Lui, néanmoins, l’avait fait exprès. Il avait bien vu que l’homme blond devant lui ne s’y était pas attendu mais Sheikhan connaissait les lieux. Un sourire désabusé fleurit sur ses lèvres alors que la porte se refermait derrière lui. C’était là. Là qu’il avait connu Nihya et là qu’il se retrouvait enfermé avec ce qui semblait être son fantôme, son sosie. Tout cela était absurde. Avant, il aurait sans doute émit un rire un peu amer, mais là, il e contenta de rester impassible. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Il était stupide d’y croire, oui, mais, au moins, pendant ces instants idiots, il se sentait revivre.

Il s’approcha doucement de la fenêtre, s’alluma une clope en regardant son paquet vide d’un air désespéré. Depuis quand fumait-il au point de s’enfiler tant de cigarettes par jour ? De la fumée s’échappa de sa bouche alors qu’il soupira silencieusement. L’instant suivant, il prit la parole pour poser la question la plus saugrenue de son existence songea-t-il.

« Nihya ? »

Troublé, il l’était plus qu’un peu. Même s’il se gardait bien de montrer autre chose qu’une totale indifférence, il était carrément chamboulé. Comment cet homme qui ressemblait à ce point à Nihya, avait les mêmes démarches et la même voix que lui pouvait ne pas être son amant ? Comment ?! Le brun n’y comprenait plus rien. Avait-il donc été drogué ? Il observa la cigarette qu’il tenait d’un œil morne. Tout cela frisait le ridicule se dit-il avant de tirer une latte pour se détendre. Mais si ce n’était pas ça, alors la situation ne s’expliquait pas. Il devait s’en endormi en travaillant et rêver ou cauchemarder. Si ce n’était pas Nihya, ça ne pouvait être qu’un cauchemar ! Pourquoi le laissait-on espérer pour ensuite le détromper ?

« Alors qui t’es ? »

La question trancha le silence comme on poignarde un homme pour le tuer : avec précision, sans pitié. Sa voix grave, normalement chaude sauf lorsque, comme maintenant, il lui faisait emprunter un ton polaire à en faire frémir les glaciers ne questionnait pas : elle ordonnait d’avoir des réponses. Même si tout n’était qu’un rêve, même si rien n’était réel, il fallait qu’il sache. Et si tout cela était vrai, il fallait qu’il connaisse le fin mot de cette histoire. On ne pouvait tout de même pas trouver deux Nihya, deux sosies dans un seul pays où les blonds naturels aux yeux verts amandes étaient si rares ?!

Sheikhan le détailla attentivement, notant chaque détail. Déjà, la fine couche de transpiration sur la peau du blond trahissait un certain malaise. Etait-ce du à la seule présence du voleur ? Il avait l’habitude de mettre les gens mal à l’aise pourtant quelque chose en lui lui soufflait que ce n’était pas la bonne raison. Non, il y avait autre chose qui pouvait expliquer ça, mais quoi ? Il se montrait froid, voire glacial mais n’était pas agressif. Au contraire, malgré son impatience à résoudre ce mystère, il se montrait très calme, très posé. Il ne lui sautait pas dessus et ne donnait pas l’impression de vouloir le faire. Au pire, si ses barrières se brisaient, ça ne laisserait qu’entrevoir un jeune homme dévasté et un peu fébrile, il fallait bien le dire. Un jeune homme dont le cœur battait si fort qu’il était bien persuadé que le monde entier devait l’entendre.

Et la situation était tellement... étrange ! C’était sans doute ce qu’on appelait l’ironie du sort. Il avait fait la rencontre de Nihya au réfectoire et il faisait la rencontre d’un mec qui lui ressemblait en tout point mais n’était pas lui dans ce même lieu. Sans doute était-ce la punition divine pour ses crimes commis, mais il ne parvenait pas à y croire. En attendant, il ne savait plus quoi faire et se contentait de fumer sa cigarette en s’appuyant sur une table, presque paisiblement pour un observateur.

Et il disait ça si calmement ! Pris au dépourvu, le brun se contenta de poser la main qui tenait sa cigarette sur la table pour prendre appui, observant le jeune homme. Il lui avait donné la vie ? Son fils ? Nihya ne lui avait jamais parlé d’un quelconque fils, mais vu ce qu’ils se disaient aussi. Il était vrai qu’il ne lui avait pas parlé non plus de sa sœur. D’un autre côté, est-ce que son amant avait été au courant de tout cela avant de les rencontrer ? Sheikhan n’en savait rien. Il savait tellement peu de choses sur le blond. De son vivant, tout cela lui avait parut normal mais maintenant, il le regrettait. Oui, lui qui n’avait jamais eu ni remords ni regrets goûtait enfin à cette saveur amère.

Il jeta sa cigarette d’une pichenette, l’écrasant avec son pied gauche sans regarder ce qu’il faisait. Il était songeur. Trop sous le choc pour penser à sauter sur l’homme face à lui, à lui faire payer ça. Son fils.. Voilà qui expliquait la ressemblance au moins. C’était impressionnant de voir ça. Est-ce qu’Aoi le vivait bien, lui qui semblait n’avoir aucun remord pour le meurtre de son paternel. Dieu ce qu’il aurait aimé que Nihya en parle, ce qu’il aurait aimé savoir s’ils s’étaient rencontrés avant sa mort. Quelles étaient leurs relations ! Il ne pardonnerait pas à son fils, non, même s’ils s’étaient bien entendus, si ça n’avait été qu’un accident. Il avait trop perdu... Trop souvent. Et son amant lui manquait tellement !

« Tu l’as tué alors... »

Sa voix se fit plus tranchante encore qu’auparavant. Plus calme. On aurait pu le croire apaisé mais il n’en était rien. Son taux d’adrénaline augmentait dangereusement. Il restait pourtant calme, s’appuyant presque nonchalamment sur la table, les jambes repliées devant lui, le bras droit tendu contre son torse et la main posée sur le plateau pour se tenir droit. Et puis brusquement, il se leva. En quelques secondes, Aoi était contre lui, tenu fermement par le cou contre la fenêtre alors que Sheikhan bloquait tous ses mouvements. Le cou enserré, le blond étouffait certainement. Ca rappelait à son adversaire un autre combat dans un autre lieu, avec un autre blond...

« Ca n’est pas une chose que tu devrais reconnaître si légèrement ! »

Et il comptait bien le lui faire comprendre et ce de la façon la plus douloureuse qui soit. Le blondinet allait comprendre pourquoi les combats entre les deux amants s’étaient toujours terminés dans le sang. Il allait aussi comprendre qu’on ne faisait pas de mal aux proches du brun sans conséquence. Et il souffrirait pour ça. Il souffrirait vraiment... avant de rejoindre son père.

Le brun s’était attendu à une réaction tout autre. Nihya était si agile que même les prises les plus solides semblaient ne pas avoir d’effet sur lui. Il s’était presque attendu à ce que son fils soit pareil, lui qui lui ressemblait tant. Pourtant, il le voyait, le manque d’air commençait à se faire sentir et il n’essayait même pas de bouger. Perturbé, Sheikhan raffermit son emprise sur le blond en tentant de ne plus pensé à ça. Il fallait à tout prix qu’il arrête de le comparer à son père. Il ne faisait pas face à son amant mais au rejeton de celui-ci, au salaud qui lui avait pris Nihya. Point.

C’était dur. Dur de garder ça en tête quand le môme lui jeta un regard furieux à travers ses cheveux blonds à l’instar de son père. Un frisson traversa le corps du voleur qui inconsciemment s’éloigna du blond. Il avait envie de lui hurler : mais arrête ! Ne me regarde pas comme ça ! Pas comme... lui ! mais n’en fit rien. Ce serait ridicule. Le môme était parfaitement conscient de son avantage, ça se voyait. C’était même là que se trouvait le problème, parce qu’aussi décidé qu’il soit, Sheikhan ne pouvait pas tuer son amant... Enfin, l’image de son amant. Tout chez le type face à lui lui faisait penser à Nihya, même la mentalité, et ça, ça faisait mal. Parce qu’il le savait, si Nihya avait été à la place du blond, quelle que soit ce qui les avait opposés, il aurait pris la vie de son père comme cet inconnu l’avait fait.

« Pourquoi... ? »

Pourquoi ? Le commencement à toutes les questions qu’il se posait. Pourquoi Aoi avait-il fait ça ? Pourquoi Sheikhan n’arrivait pas vraiment à lui en vouloir même s’il ne lui pardonnait pas ? Pourquoi fallait-il qu’il lui ressemble autant ? Pourquoi ?! Mais surtout, la question que le voleur avait en tête à cet instant était : pourquoi était-il aussi troublé alors qu’il était bien conscient de ne pas avoir Ni’ face à lui ?

Il ne savait même pas si l’assassin de son amant était au courant pour la relation entre son père et lui. Peut-être, mais c’était pas dit. Ni le blond ni le voleur ne l’avaient crié sur tous les toits. Certes, ça se savait plus ou moins dans les rues, mais est-ce que ce type y mettait les pieds ? Il ne savait rien de sa vie. Déjà qu’il ne connaissait pas grand chose au passé de Nihya, alors son gosse... Et à quel âge avait-il pu bien l’avoir ? Le mec en face de lui ne devait pas être beaucoup plus jeune que lui pourtant. Avec un rire mental désabusé, Sheikhan se dit qu’il avait eu pour amant un mec qui avait quasiment l’âge d’être son père... et qui aurait pu être son grand frère.

Il ne pouvait pas. Il ne pouvait vraiment pas lever la main sur lui et tenter de mettre fin à sa vie. C’était terrible d’en avoir à ce point l’envie et s’en savoir incapable. Fort heureusement, le jeune homme n’avait pas l’air de vouloir en profiter. D’autres n’auraient pas fait tant de chichis. A d’autres endroits, on lui aurait rendu ses coups au centuple, sans l’épargner. Peut-être que le fils de Nihya était aussi perdu que lui. Il n’en savait vraiment rien. Il ne comptait pas le lui demander non plus en vérité. Non, il ne comptait plus ouvrir la bouche, plus prononcer un mot. En fait, il voulait partir. Fuir, encore... Fuir la présence trop dérangeante d’une jeune homme qui n’avait rien demandé au fond. Parce qu’après tout, c’était le brun qui l’avait suivi, pas la môme qui lui avait demandé de venir. Quelque part, le brun aurait préféré, ça lui aurait donné bonne conscience pour toutes les pensées saugrenues qui lui passait par la tête. Il se détestait déjà de se poser de telles questions mais avoir un sosie de son amant mort sous les yeux n’aidait pas.

En voyant mourir l’un de ses ex, il s’était dit qu’il ne verrait pas pire dans ce genre de cas. Jamais il ne s’était imaginé une telle situation. Comment pouvait-on seulement y penser ? C’était tellement... insensé ! Tellement absurde que personne ayant un minimum de jugeote ne se serait imaginer une telle situation. Se retrouver face au fils d’un amant qu’il imaginait si mal père était un comble. Est-ce que Tsukiyo ferait pareil plus tard ? Est-ce que sa fille lui en voudrait de les avoir laissées, elle et sa mère ? Est-ce qu’elle voudrait se venger ? Est-ce qu’il la laisserait faire ? La question était bonne, car après tout lui aussi était père. Lui aussi serait peut-être un jour confronté à sa progéniture, mais il espérait une chose, une seule, pouvoir au moins lui faire comprendre qu’il ne fallait pas qu’elle se présente à ses proches en tant que son assassin. Ses proches... Il ne lui restait plus qu’Arianne et ce n’était pas dit qu’elle se considère encore comme telle.

« Pourquoi l’as-tu tué ? »

Les yeux rivés dans ceux d’Aoi, Sheikhan s’appuya à nouveau sur une table, extirpa de sa poche son paquet de cigarette, en prit une et l’alluma avec le briquet contenu dans le paquet. Jamais son regard ne fuit celui de son vis-à-vis, malgré sa difficulté à les maintenir en place. Il voulait regarder ailleurs, ne plus voir ses yeux vert amande si semblable à d’autres et dont la lueur était la même. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’avec un passé si différent, car il l’était c’était certain, les deux blonds avaient cette même lueur dans le regard ? Bizarrement, Sheikhan avait envie de demander à ce mec face à lui « Qu’est-ce qui fait que tes yeux expriment déjà tout ça, alors que tu es aussi jeune ? ». Il ne le ferait pas, certes. Il ne savait pas vraiment pourquoi. Ca n’était pas l’indiscrétion de sa question qui le gênait. Peut-être le fait qu’il s’intéresse à la vie du meurtrier de Nihya, mais c’était aussi son fils. Il voulait, au fond, savoir ce qu’avait pu faire son amant pour être haï à ce point, pour avoir poussé un jeune homme – son propre enfant – à le tuer. Peut-être que cela expliquait ce regard si semblable à celui de son père, ces attitudes si communes alors que de toute évidence, ils ne s’étaient pas vraiment connus.

Pourquoi fallait-il qu’ils soient si semblables ? Sheikhan lisait en Aoi aussi bien qu’en Nihya. Par-delà la satisfaction d’avoir pu accomplir son geste, il discernait sans difficulté les remords. Les mêmes que chez son amant. Si son môme était conscient de ça, il devait se haïr. Quelle ironie tout de même ! Et si sa mère était en vie, voyait-elle Nihya en son fils ? Un fin sourire un peu moqueur apparut sur les lèvres du brun qui écrasa sa cigarette contre une table, sans grand ménagement. D’une poussée, il se redressa sur ses jambes et avança jusqu’à se planter juste devant le blond. Il n’avait aucune envie de lui faire de mal – physiquement du moins, mais sans doute devait-il donner une toute autre impression...

Le voleur se pencha un peu. Aoi était-il aussi homophobe que son père avant lui ? Une idée germait dans l’esprit du brun. Une idée qui lui donnait envie de vomir lorsqu’il songeait qu’à ce petit jeu, il pouvait perdre aussi bien que le blond. Mais là, à cet instant, il voulait surtout faire souffrir Aoi autant que ce dernier avait pu le faire avec lui. Et si la seule différence était que le blond n’avait pas provoqué ça consciemment chez Sheikhan alors que ce dernier tenait à le faire en toute connaissance de cause, la douleur, elle, serait au moins semblable.

D’un geste assez doux, il prit la cigarette que tenait Aoi et l’observa à la lumière de la lune. Il constata douloureusement qu’il s’agissait des mêmes que celles de son père. Le gamin s’acharnait-il à ressembler à celui qu’il haïssait tant ? C’était à n’y rien comprendre. Même sans avoir suivit de cours de biologie, le brun doutait que la marque de cigarettes préférée de quelqu’un n’était pas héréditaire. Alors comment faisaient-ils tous les deux pour être... si semblables ?

« Tu lui ressembles... »

Sheikhan jeta la cigarette au sol d’une pichenette et l’écrasa avec le talon en gardant les yeux rivés dans ceux de son vis-à-vis.

« Tu lui ressembles en tout. Chaque geste, chaque mot, chaque attitude... Tu dois te détester non ? »

Faussement inquiet du bien-être du môme, le brun restait face à lui, ni agressif, ni paisible. Juste tendu. Juste amer. Juste impatient de connaître les réponses à des questions qu’il n’osait même pas se poser de peur d’avoir encore plus mal. Juste curieux.

« Tu sais ce qui va être le pire ici ? Ses deux sœurs sont aussi dans cette école. Quand elles te verront... Elles le verront. Et pour tous ceux qui l’ont connu, tu ne seras jamais toi... mais lui. Ca doit être désagréable de ne pas exister, je me trompe ? »

Certes, ça faisait mal à entendre. Certes, il l’avait cherché, mais si Aoi croyait s’en sortir, elle se trompait. Rappeler à Sheikhan à quel point il était douloureux de voir le sosie de son amant mort ne suffirait pas à l’éloigner. Lui dire à quel point ça faisait mal de ne pas pouvoir tuer le meurtrier de Nihya à cause de leurs traits en commun ne suffirait pas à s’épargner des souffrances qui seraient nombreuses, car Sheik’ y veillerait. Nihya n’était peut-être pas aimé par grand monde, mais ceux qui avaient tenu à lui voudraient tous le venger...

« Je souffre oui... Mais face à ce que tu vas connaître en te regardant dans un miroir pour le restant de tes jours... Je préfère encore mon cas. »

Il s’approcha encore un peu, se collant presque contre le corps du blond. Il le forçait à reculer, à se retrouver acculer contre le mur. Il le forçait à la paralysie, et l’idée de ce qu’il allait faire ensuite lui donner déjà la nausée. Intérieurement, il priait pour que Nihya lui pardonne, pour qu’il comprenne qu’il ne l’oubliait pas. Pour qu’il pardonne aussi au brun de s’en prendre à son fils, car au fond... Nihya y tenait peut-être un peu, à ce môme.

« Mais tu sais ce qui va être le plus dur pour toi ? C’est de vivre comme celui que tu as détesté. Tu vas être lui, et si tu ne le veux pas, je t’y forcerai... Jusqu’à ce que tu regrettes. Jusqu’à ce que les remords soient si forts que ceux que tu as actuellement te semblent être une broutille. »

Pourquoi fallait-il qu’il parle tant lorsqu’il s’énervait ? Il se donnait déjà mal à la tête et à la gorge à tant parler. Si ça n’avait pas été pour venger Nihya, il se serait tu mais là... Là Aoi devrait comprendre. Il devrait enfin saisir que la meurtre n’était pas une solution. Sheikhan était mal placé pour dire que la violence n’arrangeait rien – et il savait que ce n’était pas vrai, mais il n’avait jamais cautionné les meurtres, ni les siens – encore qu’il n’ait actuellement tué personne, ni ceux de Nihya qu’il avait deviner. Car les yeux de son blond ne mentaient pas ou en tout cas, ils oubliaient de mentir quand ils faisaient face au brun. Ceux d’Aoi étaient pareils. Le môme ne savait pas dissimuler ce qu’il ressentait, et encore moins lorsque l’on touchait un point sensible. Sheikhan était néanmoins troublé. Il était évident que le père et le fils n’avaient pas eu la même vie, mais leurs regards étaient si semblables qu’il se sentait un peu perdu.

« Est-ce que tu sais où j’ai vu ton père la première fois ? »

Souriant très légèrement, mais pas de gaieté, le brun se pencha sur le blond, attrapant les mains de ce dernier pour entrelacer leurs doigts en maintenant leurs poignets au-dessus de leurs têtes, sur la vitre. Il approcha alors doucement sa bouche d’une oreille au blond et lui susurra presque suavement.

« Ici... C’est ici que tout avait commencé entre lui et moi. C’est ici que tout commence entre nous. Je suis obstiné. Si tu ne l’avais pas tué, tu aurais pu lui demander confirmation. Je ne te lâcherai pas. Jamais. »

Nihya non plus n’était pas d’accord. Aoi ne le serait certainement pas. Mais Sheikhan, malgré la situation, malgré son cœur qui battait à un rythme fou, malgré la douleur qui s’insinuait dans ses veines et son envie de rendre son dernier repas, oui, malgré tout ça, s’amusait assez. Il avait pourchassé le père, il pourchasserait le fils. Tout partait du même endroit, et il espérait que la fin serait la même, pourvu que ce qui se passe entre eux deux change. Pourvu que la fin soit la mort du blond... encore.

On n’aurait pas pu dire qu’il s’y attendait. De la part de Nihya, il se serait sans doute plus méfier. Là il n’avait compris qu’en sentant les doigts du blond glisser dans ses mains. Il recula et pivota légèrement pour éviter la lame, et malgré tout la sentit traverser ses flancs. Le jeune homme serra les poings avant d’attraper le poignet du blond pour retirer le poignard de là, constatant par la même occasion que l’arme ne lui était pas inconnue. Ainsi, alors qu’il compressait de son autre main la plaie pour ralentir le flux sanguin, le voleur observa le poignard ensanglanté.

« Bon réflexe. Belle arme... Je t’aurais bien dit que voler c’est mal mais je ne suis sans doute pas le mieux placer pour te faire la morale là-dessus. »

Ca non. Il aurait même été sacrément culotter de faire une quelconque remarque concernant le vol en lui-même. Néanmoins il avait un peu de difficultés à concevoir qu’une jeune homme haïssant son père comme le môme semblait le faire veuille garder quelque chose de lui. Ou alors il considérait ça comme un trophée, comme la preuve de sa victoire sur l’autre blond. Ce n’était pas impossible, mais Sheikhan ne le lui demanderait pas.

Le silence revint dans le réfectoire, brisé seulement par des gouttes d’eau tombant d’un robinet mal fermé. Le brun ne dit plus un mot, à l’instar de son vis-à-vis. Il se contenta de lever les yeux de la lame pour les plantés dans ceux du jeune homme dont il ne connaissait toujours pas le nom. Il avait d’ailleurs du mal à imaginer comment il pourrait se nommer. Connaissant Nihya et son goût pour les gens sans problème, la mère avait du en baver assez pour ne pas lui donner un nom à l’eau de rose... L’inverse serait au moins amusant, mais à la place de son amant, Sheikhan se serait senti assez humilié. Quoique dans le fond... Quand il repensait au nom que Miyu avait donné à sa fille et au fait que cette dernière lui en voudrait sans doute en apprenant qu’il les avait abandonné, alors il valait mieux qu’il ne se fasse pas tuer par elle... Se faire tuer par une fille, il trouvait que ça rabaissait déjà pas mal, mais par une fille au nom si... affreusement fleur bleue... Il préférait ne pas trop y penser ! (Et oui, toujours aussi macho xD)

[Gomen, c'est super court T_T]

Le traquer ? Non. Pas besoin. Sheikhan le savait – le sentait plutôt, Aoi reviendrait vers lui, plus ou moins consciemment. Il avait eau avoir fait passer son père de vie à trépas, il n’en était que plus marqué par la présence de son géniteur. Le meurtre ne résolvait rien ou si peu de choses. Les traumatismes, la haine ne s’effaçait pas, et quand ça, ça ne disparaissait pas, les souvenirs hantaient. Tant que c’était ce qui se passait dans la tête d’Aoi, le brun n’avait pas besoin de le traquer. Ils se croiseraient encore et toujours, comme dans un ballet mélancolique au triste nom d’ironie.

Le tuer... Sheikhan ne l’avait jamais fait. Jamais. Ca n’était pas la première fois qu’il perdait un être qui lui était cher mais il savait très bien qu’il ne tuerait pas le blond. Il lui réservait pire et ne lui permettrait aucun répit. Jamais. Quitte à le faire devenir fou, quitte à devenir fou avec lui. Quoique fou, il l’était déjà. Fou amoureux, fou de douleur, fou tout court. On ne pouvait pas vivre son genre de vie sans avoir un grain. Il suffisait de voir Nihya ou ne serait-ce que son fils. Ne fallait-il pas être un peu dérangé pour envisager le parricide si facilement ? Et rester si fier, si identique à Lui, sans pourtant être Lui.

« Je sais. Je ne suis pas toi, je ne fonctionne pas comme toi. Tuer ne résout rien. »

Le brun s’éloigna de quelques pas et s’assit sur le rebord d’une fenêtre, plus calme. Ce n’était pas un calme qui annonçait la tempête, pas un calme serein non plus. Juste de la résignation et une vie de ne pas faire ce que l’on attendait de lui. Pas maintenant en tout cas. De toute façon, il voulait déjà assimiler tout ce qu’il avait appris en si peu de temps. C’était si... brusque, si obscure. Oui obscure était le mot juste. Il avait beau avoir saisi l’essentiel, il voulait quand même repenser à ça un peu plus paisiblement. Ca ne changerait certainement que peu de choses sur ce qu’il ressentait envers Aoi, mais au moins, il aurait fait le tour de la question. En fait, plus que toute autre chose, c’était ça qu’il voulait. Faire le tour de la question, donner une justification à ses actes. Car il ne resterait pas sans réagir, même si dans l’immédiat il ne faisait pas grand chose.

Le plus dur dans cette histoire, c’est qu’à travers Aoi, il voyait son amant. Ils se ressemblaient tant... C’était curieux d’ailleurs, puisqu’ils n’avaient visiblement jamais vécu ensemble, mais la vie n’avait pas du leur épargner grand chose. Ca expliquait qu’ils aient ce même regard, quand on caractère, Sheikhan mit ça sur le compte de l’hérédité.

Ses yeux bleus détaillèrent le jeune homme de haut en bas, s’attardant volontairement sur une zone en particulier, histoire de mettre l’autre encore plus mal à l’aise. Il l’avait senti, il n’était pas très sûr de lui en ce qui concernait l’attirance d’un homme pour un autre. Leur proximité précédente avait été suffisante pour qu’il se rende compte que ça le gênait. Alors il comptait bien profité de ça, puisque le garçon pouvait profiter de sa ressemblance avec son père pour le troubler, le déstabiliser. Le voleur se demanda brièvement ce que pouvait bien ressentir Aoi vis-à-vis de lui. Il ne cherchait pas trop à le savoir mais la question lui traversa l’esprit, l’espace d’un court instant. Cela importait peu au fond, de même que ce que Sheikhan pensait d’Aoi ne devait pas beaucoup intéresser ce dernier.

Il ferma les yeux, soupira et les ouvrit, plantant son regard dans celui amande du tueur. Savait-il ? Se rendait-il compte à quel point il ressemblait à son paternel ? Sheikhan n’était pas certain qu’il n’agisse pas de la même façon s’il engrossait une fille à son âge. Juger les autres était facile, mais quand on se retrouvait dans la même situation qu’eux, on se rendait souvent compte qu’on ne pouvait pas mieux faire. Que pensait le blond ? Qu’il aurait été plus heureux avec Nihya à ses côtés ?