Ils se dirigeaient vers la sortie du bâtiment Showa, main dans la main, marchant doucement pour ne pas se prendre une marche, et peut-être aussi pour profiter des derniers moments qu'ils passeraient ensemble cette nuit-là. Elle ne savait pas trop ce qui se passaient, ce qui allait se passer, ce qui n'était qu'une illusion de son esprit déformé et dédoublé. Est-ce qu'elle avait rêvé la proximité qu'elle avait ressenti avec Kaedo-senpai? Est-ce qu'elle pouvait se permettre d'espérer un jour lui reparler, ou même encore plus follement, d'espérer devenir son amie?
Le garçon était si gentil avec elle qu'elle n'osait penser qu'elle bénéficiait d'un régime particulier, et préférait s'imaginer qu'il était comme ça avec tout le monde. Et qu'il avait par conséquent beaucoup plus d'amis et d'amies qu'il ne lui en fallait. Elle devait être si insignifiante par rapport à tous ceux qui devaient l'entourer... Surtout elle, qui n'était "née" que depuis neuf petits mois bien insuffisant pour lui permettre de développer une personnalité suffisante.
A s'imaginer retourner dans son quotidien solitaire, elle se rendit compte qu'elle ne voulait pas que le rêve de cette nuit se finisse ainsi. Comme toute jeune fille de cette âge-là, elle souhaitait secrètement se trouver des amis, des gens qui la comprendraient, qui l'aimeraient pour ce qu'elle était et pas pour la Hoshi qu'ils avaient perdu.

Elle en était à ce stade de ses réflexions quand ils sortirent dehors, dans la fraîcheur de l'automne. Peu habituée aux basses températures du centre du pays, tout de même plus au Nord que son Okinawa natale, son corps se mit à frissonner par réflexe. Elle regretta de ne pas avoir prévu cela et d'avoir laissé son gilet dans sa chambre, ne portant qu'une fine chemise et sa veste rugueuse ne protégeant que sommairement du vent qui s'engouffrait entre les couches de vêtements. Elle se demandait comment il pouvait faire aussi froid alors qu'on était qu'en octobre quand elle sentit quelque chose de chaud se poser sur ses épaules. Elle se rendit alors compte que son guide avait lâché sa main et passé son bras dans son dos pour la réchauffer. C'était une attention comme une autre, mais la manière dont il le faisait la transportait à nouveau dans son petit monde où elle rêvait de pouvoir rejouer de la musique avec lui ou simplement discuter avec lui.
Ils marchaient en silence, se pressant à chaque pas un peu plus l'un vers l'autre, pour se tenir chaud, et aussi parce que sentir le corps du jeune homme contre elle et sa chaleur l'irradier procurait à la jeune fille un sentiment de bien-être qu'elle n'avait jamais rencontré. Ils traversèrent à leur rythme les terrains de sport doucement ombragés par les arbres qui le bordaient et à la Lune qui étincelait à nouveau dans le ciel pour quelques instants, un nuage s'apprêtant à nouveau à la recouvrir. Ils traversèrent la rivière grâce à un petit pont de bois. Le roulement de l'eau dans son lit chantait une douce mélodie aux étoiles qui tentaient d'échapper à l'obscurité des nuages et de briller plus fort que leurs voisines. L'ombre empêchait de voir les quelques carpes qui tentaient de se promener hors de leur bassin situé quelques mètres plus loin. Peut-être que ces poissons également se promenaient deux par deux, nageoires serrées et les pensées tout aussi éloignées de la Terre que l'étaient actuellement celles de la jeune amnésique qui finissait de traverser les terrains de sport sous les dortoirs.
C'est toujours dans sa bulle que la jeune fille franchit la porte du bâtiment Meiji, où les élèves devaient à peu près tous être en train de dormir. La douce chaleur qui émanait des radiateurs la rappela à l'ordre, et elle sortit de son rêve pour regarder et questionner le jeune homme qui ne l'avait pas lâchée du trajet. Ils montèrent silencieusement les marches jusqu'au premier étage, et après une courte pause, ils grimpèrent au second.
Là, elle l'interrogea à nouveau du regard. Ils étaient arrivés, que devaient-ils faire? Il allait la laisser devant la porte de la chambre 207, comme tout jeune homme courtois qui s'était chargé de raccompagner une jeune fille? Ils allaient se dire bonne nuit (ou même peut-être pas!), tout simplement, pour ne plus jamais se revoir?

C'est un peu angoissée qu'elle prononça les mots qu'elle avait inconsciemment redouté durant tout le retour aux dortoirs:

"On y est..."

Il n'avait pas vraiment envi de rentrer. Il n'avait pas envi de laisser la jeune fille rentrer.. mais il commençait a avoir sommeil et il n'allait pas laisser la jeune fille toute seule dans le bâtiment. Elle aurait du rentrer toute seule et Kaï se serait alors inquiété toute la nuit en se demandant si elle n'avait pas eu de soucis. Au moins là il était rassuré, elle était avec lui. Il ne se sentait pas très a l'aise, tenant toujours la jeune fille par les épaules. Il n'était pas habitué a se montrer si proche des gens et encore moins avec les jeunes filles. A bien y réfléchir, depuis qu'il était a Gingko, c'était bien la première fois qu'il se permettait ce genre de familiarités. Il ne savait pas vraiment pourquoi mais il avait envi de veiller sur elle. C'était sans doutes ridicules après l'avoir rencontré que quelques minutes plus tôt mais c'était pourtant vrai. Quand ils arrivèrent enfin au bâtiment Meiji, Kai se décida enfin a relacher la jeune fille, après tout ici il faisait plus chaud. Il rougit légèrement en se rendant compte qu'il regrettait presque de l'avoir laché. Après tout c'était un contact agréable, de sentir la jeune fille contre lui...

Il sortit cette pensée de sa tête en l'agitant un peu de gauche a droite et se mit a grimper en silence les marches de l'escalier qui menait aux étages. Il fit une courte pause au premier étage, hésitant a laisser la jeune fille ici.. et puis finalement, lui ayant dit qu'il la raccompagnerait a sa chambre, il abandonna l'idée. Même s'il se sentait un peu mal a l'aise a l'idée de raccompagner une jeune fille jusqu'a sa chambre. C'était bien la première fois que ca lui arrivait et plus ils avançaient, plus Kai se rendait compte qu'il n'avait pas du tout envie de la laisser. Il soupira légèrement quand Hoshi se stoppa devant une porte et lui indiqua qu'ils étaient arrivé. Alors c'était là? Chambre 207... il allait faire l'effort de le retenir, on ne sait jamais. Il se passa nerveusement la main sur la nuque, pas très a l'aise, ne sachant pas vraiment quoi faire, ni quoi dire d'ailleurs. Il sourit légèrement en croisant le regard de la demoiselle.

"Heu... bon et bien... bonne nuit a toi..."

Finit-il par dire au bout d'un moment... et pourtant il ne fit pas un seul pas pour s'en aller, restant devant la jeune fille, figé comme un idiot avant de prendre son courage a deux mains.

"Dis... Takana... heu.. enfin, je me disais que .. enfin si tu veux on pourrais peut être.. dejeuner ensemble.. demain..."

Fit-il en gardant les yeux fixés sur la jeune fille. Il avait fait le premier pas, il espérait que la jeune fille allait accepter...

Bonne nuit. Les mots résonnaient encore à ses oreilles, marquant la fin de sa rencontre avec Kaedo-senpai. Combien de temps avait-elle duré? 30 min? Une heure, tout au plus? C'était si court. Le peu qu'elle avait appris sur le garçon lui donnait envie d'en savoir plus, beaucoup plus. Elle voulait apprendre à le connaître, savoir pourquoi il jouait du piano, pourquoi ses morceaux semblaient vouloir lui rappeler des souvenirs effacés, pourquoi sa main était si chaude et rassurante...
Bonne nuit. Ces mots se pressaient sur ses lèvres, ne demandaient qu'à sortir et résonner dans le couloir silencieux des dortoirs. Mais elle ne voulait pas lui répondre. Elle essayait de garder le silence, espérant gagner ainsi de précieuses secondes en sa compagnie. Sa présence était agréable, bien différente de tout ce qu'elle avait pu connaître. Le plus longtemps elle ressentait cette présence, le mieux elle se sentait. C'est pourquoi aucun son ne franchit la barrière de ses lèvres.

Lorsqu'elle vit que son senpai allait se remettre à parler, elle s'inquiéta. Allait-il s'agacer, s'impatienter, repartir vers sa chambre sans attendre la formule de politesse qu'elle aurait déjà dû lui adresser? Malgré sa gentillesse, allait-il lui faire comprendre à quel point elle le gênait? Après tout, par sa faute, il allait perdre un pari, et elle l'avait en quelque sorte forcé à la raccompagner. Même s'il était l'homme le plus gentil du monde, il devait se sentir énervé du manque de réaction auquel il faisait face.
Mais les paroles qui arrivèrent à ses oreilles n'étaient pas des paroles d'agacement poli ou d'énervement. Ce n'était même pas de la politesse. Car inviterait-on une fille à déjeuner par pure politesse alors qu'elle nous est redevable? Et puis, pourquoi hésitait-il autant si ce n'était que pour être poli? Non, en son for intérieur, la jeune fille tentait de réaliser que Kaedo-senpai l'avait invitée à partager son déjeuner pour passer du temps avec elle. C'était étrange, comme sensation. Elle avait toujours brimé ses espoirs en se disant que ce genre de chose n'arrivait que dans les romans ou les mangas. Mais voilà, elle était bien vivante, ne sortait pas droit d'un manga, et pourtant elle avait rencontré un garçon quelques dizaines de minutes plus tôt, et il l'invitait maintenant à déjeuner.
Puis le côté pratique des choses s'imposa. Elle n'avait que peu d'amies au lycée, puisqu'elle peinait à suivre les discussions sur des sujets dont elle ne pouvait se souvenir. Elle ne s'intéressait que peu à la mode et autres activités typiquement féminines. Engager une conversation n'était pas son fort, et en soutenir une se révélait souvent encore plus ardu. Ses lacunes en sociabilité la poussait à se retrancher dans sa musique et donc à vivre seule avec son violon. Elle ne savait donc pas comment faire pour réussir à passer tout un déjeuner avec une personne réelle avec qui il faudrait parler, sourire, raconter sa vie, rire aux blagues qui pourraient survenir, bref, ne faire que des choses qu'elle ne supportait pas.
D'un autre côté, son père lui avait déjà dit plusieurs fois qu'il fallait qu'elle se fasse des amis. Que c'était nécessaire à sa guérison, que cela l'aiderait à à nouveau mener une vie normale. Même si pour cela il lui fallait raconter une vie qu'elle n'avait pas vécue. Alors pour le simple plaisir de passer du temps avec le jeune homme, et pour tenter d'appliquer les conseils de la seule personne qui l'ait jamais écoutée, elle accepta, la voix sereine et posée après de longs instants de réflexion.

"D'accord. Tu... préfères qu'on se retrouve à la cafétéria ou devant ta classe? Enfin, n'importe où, si ça t'arrange..."

Le silence se fit, pesant, stressant. Kai avait l'impression que ca durait une éternité. Et le plus douloureux c'était de penser que la jeune fille pouvait refuser son invitation. En pensant a ca, Kai commençait a regretter de lui avoir poser cette question là. Il se mordit légèrement la lèvre inférieur en regardant le sol, inquiet et soucieux, essayant de trouver un moyen de revenir en arrière, de lui dire qu'il plaisantait peut être? Non ca risquerait de la mettre mal a l'aise elle aussi... Pas moyen de faire marche arrière, il allait devoir attendre la sentence. Il avait la désagréable impression d'être un condamné a mort qu'on amenait lentement mais surement jusqu'a la potence. Il ne manquait plus que la foule pour lui jeter les hués... encore une chance qu'ils soient seuls tout les deux, Kai n'aurait surement pas supporter un refus en public. Il aurait du encore supporter les railleries de ses camarades de classe... quoi que a bien y penser non, pas vraiment. Il aurait surtout du supporter leur regards compatissants et leur tape amicales dans le dos pour le consoler... encore pire!

Il finit par soupirer légèrement, lui qui était persuadé que la jeune fille réfléchissait a un moyen poli de l'envoyer sur les roses. Et puis finalement, les lèvres de la jeune fille se desserrèrent et sa voix, que Kai adorait tant, se fit entendre de nouveau. Kai mit un moment avant de se rendre compte qu'elle venait d'accepter son offre. Il releva lentement les yeux vers elle, et un sourire naquit naturellement sur ses lèvres. Il se sentait soulagé d'un seul coup, c'est bizarre comme une simple petite réponse pouvait vous faire autant plaisir. Kai reprit un peu plus confiance en lui et se redressa de toute sa hauteur, content de lui. Il mit ses mains dans ses poches et garda son sourire sur ses lèvres sans quitter des yeux la jeune fille qui lui faisait face. Il hocha la tête vivement.

"Je pourrais venir te chercher a la sortie de ta classe si tu veux... Et heu... On pourrait aller manger dans le parc s'il fait beau... enfin si tu veux... "

Fit-il en douceur, attendant la réponse de la jeune fille. Rien de mieux que de déjeuner en plein air, loin du brouhaha de la cafétéria et surtout des rumeurs. Oui parce que Kai savait pertinement qu'il n'allait pas y échapper. Lui qu'on avait jamais vu en compagnie d'une fille, voila qu'il allait déjeuner avec l'une d'elle. Les rumeurs allaient bon train au lycée... il espérait juste que Hoshi ne serait pas prise a partie. Il attendit la réponse de la jeune fille, sentant que le moment des séparations était proche... bien dommage.

Elle souriait. Maintenant qu'elle avait accepté l'invitation, et qu'il ne restait que les détails pratiques à régler, elle sentait venir en elle un sentiment étrange. Un mélange de joie, d'excitation et d'impatience, quelque chose qu'elle n'avait encore jamais ressenti. De tous ses souvenirs, elle n'en avait aucun qui ne soit pas marqué par l'anxiété et le stress. Elle avait toujours senti son absence de mémoire derrière chacune de ses actions quotidiennes, cachée derrière tout réflexe dont elle ne connaissait pas l'origine. Car si sa mémoire individuelle avait vraisemblablement disparue, sa mémoire collective, siège de tous réflexe et habitude était intacte, comme dans la plupart des cas d'amnésie partielle dus à des chocs. Elle savait donc parler, marcher, écrire, jouer du violon, préparer des gâteaux, bref, toute chose qu'elle avait appris dans son enfance, comme beaucoup d'autres. Mais d'où cela lui venait, elle ne le savait pas. Et à chaque geste, la question se posait, lancinante. Et parfois cela la menait à s'arracher les cheveux d'incompréhension et de désespoir, sentiments qui étaient donc omniprésents dans sa vie.
Mais en cet instant, ses yeux plongés dans l'étude du visage de son senpai, il n'y avait aucun sentiment négatif. Juste l'excitation joyeuse de toute jeune fille qui vient de se faire inviter par un garçon somme toute assez mignon. Car ses yeux sombres assortis à ses mèches parfaisaient son visage fin. Et s'il n'avait pas été aussi grand...

Se reprenant dans ses rêveries, elle réfléchit à la proposition du jeune homme. En tant qu'asociale de base, la jeune fille ne rêvait pas franchement de se faire harceler par des filles qui n'auraient pas manqué de remarquer le garçon qui était venu la chercher. Et elle avait appris par l'expérience que ce lycée était friand de rumeurs en tout genre, ce qui n'était pas vraiment sa tasse de thé. Elle aurait dû donc refuser son offre et lui proposer de se retrouver dans un endroit plus discret.
Mais voilà, elle n'avait pas vraiment le sens de l'orientation et elle ne s'était qu'assez peu aventurée dans le campus en dehors des trajets entre sa chambre et les cours. De plus, est-ce qu'elle arriverait à le reconnaître à la lumière du jour? En fait, quelque chose d'autre la poussait à lui dire de venir la chercher. Quelque chose de si illogique qu'elle ne savait pas d'où ça lui venait. Si des rumeurs couraient, il y aurait toujours des gens qui viendrait lui poser des questions. D'autres questions que les éternels "Tu viens d'où?" "Tu aimes quoi comme vêtement?" ou encore "C'est quoi ton type de mec?" qui l'exaspéraient et la réduisaient encore un peu plus à néant quand elle se rendait compte qu'elle ne pouvait pas y répondre.
Ces questions la poussait à souhaiter le retour de Hoshi. Hoshi, l'étoile filante qui avait commencé une vie pour s'enfuir en plein milieu; Hoshi, la personne qui l'avait larguée au sein d'un monde inconnu et incompréhensible; Hoshi, qu'elle en venait à haïr pour sa situation actuelle. Mais Hoshi n'était plus et il lui fallait se construire sur des bases instables, que ce soit de force ou non. Elle pousserait donc le vice à chercher à faire parler d'elle sur un tout autre sujet que son amnésie. Et que ce soit d'un garçon l'importait peu.
Elle se rendait compte d'à quel point son esprit pouvait être calculateur et pervers; elle réprima un rire et laissa sa voix parler pour elle.

"D'accord! Je t'attendrai dans ma classe après les cours, alors. Et j'espère qu'il fera beau..."

Et après un instant de pause, elle ajouta:

"On pourra passer à la cafétéria avant d'aller dans le parc, que je m'achète un sandwich? Je pourrai pas m'en procurer un avant..."

Le moment le plus délicat était passé, il avait réussit a l'inviter et elle avait accepté, maintenant ce n'était que du détail. Enfin le détail n'était pas si simple puisqu'il n'était toujours pas très a l'aise avec la gente féminine. Il se sentait quand même un peu plus a l'aise qu'au début, a croire que Hoshi commençait a le mettre en confiance et qu'il commençait a l'accepter. Kai se surprenait même a sourire de temps a autre en la regardant, en croisant simplement son regard ou en l'écoutant parler. Il se surprenait aussi a imaginer leur déjeuner de demain. Qu'est ce qu'ils allaient manger? De quoi allaient-ils parler? Peu a peu le stress revenait. Il savait qu'il n'était pas très doué pour la communication. Et s'il restait muet pendant tout le déjeuner? Et si elle le prenait pour un idiot? Un mec inutile? Kai préféra ne pas y songer pour le moment, non vraiment pas. Sinon il allait stresser pour rien et il en ferait des cauchemars la nuit.

Il croisa de nouveau le regard de Hoshi... et toutes ses craintes avaient disparues en quelques secondes. Il hocha doucement la tête en souriant a Hoshi.

"Oui, je pense qu'il devrait faire beau, pas de soucis. Et si ce n'est pas le cas on mangera a l'interieur..."

Fit-il en souriant toujours.

"Et oui, on passera a la cafétéria, il faut que je me prenne de quoi manger moi aussi."

Il resta un moment silencieux, regardant la jeune fille avant de se dire qu'il était peut être temps d'y aller. Il déglutit doucement et soupira lentement.

"Bon heu... je... je crois que je vais y aller...Je .. enfin je te souhaite une bonne soirée et heu... enfin voila..."

Fit-il en restant figé devant la demoiselle. Et puis sans vraiment s'en rendre compte il venait de faire un pas en avant et c'était un peu penché vers Hoshi, la fixant de son regard. Quand il s'apperçu de son mouvement, il se stoppa net. Qu'est ce qu'il avait espéré faire? Il se redressa lentement sans quitter la jeune fille des yeux, muet comme une carpe alors que son coeur menaçait de s'arrêter a tout instants.

Les instants paraissaient durer une éternité: non pas à cause de la tension et du stress qui l'envahissait inconsciemment à l'idée de passer tout un déjeuner avec une personne qui allait sans doute lui poser des questions auxquelles elle ne voulait pas répondre, mais plutôt grâce à la douce satisfaction qu'elle éprouvait. D'où venait-elle? C'était un mystère: elle n'avait pas cherché à se faire un ami, elle ne pouvait donc éprouver de la satisfaction à s'être rapproché de quelqu'un qu'elle n'avait jamais cherché... Pourtant elle ressentait de la joie en pensant à ce qu'elle avait accompli ce soir-là. Avait-elle inconsciemment envie de pouvoir sourire, rire et discuter avec une personne qui ne connaissait rien de Hoshi? Rien d'elle? Peut-être... Mais il faudrait bien un jour qu'elle lui dise de ne pas l'appeler par son prénom, s'ils se rapprochent assez. Être appelée Takana n'était pas dérangeant, même si elle ne se sentait pas d'appartenance particulière avec sa famille, par contre Hoshi lui était insupportable. Il faudrait qu'elle se trouve un nom, un vrai. Qu'elle ferait passer pour un surnom s'il le fallait.

Elle regarda Kai quelques instants. Il était silencieux après avoir confirmé ses questions. Qu'est-ce qu'il pouvait bien se passer dans sa tête? A quoi pouvait-il bien penser à cet instant? Était-il confiant quant au déjeuner du lendemain? Il ne la regardait pas souvent, comme s'il essayait de fuir son regard. Était-ce par peur d'elle? Ou par gêne pour avoir invité une fille qu'il connaissait à peine? Elle ne comprenait pas comment réfléchissaient les autres, et elle n'allait pas essayer aujourd'hui de partir dans des déductions hasardeuses. Elle aurait tout le temps d'imaginer comment il pensait quand elle le connaîtrait mieux.
Il dit à nouveau quelque chose... Il balbutiait, pourquoi? Ah... C'était le moment des séparations. C'était drôle de voir à quel point un garçon aussi grand pouvait perdre pied aussi facilement. Mais aussi amusant que ce soit, cela voulait toujours dire qu'il fallait aller dormir, puis en cours le lendemain matin et enfin elle pourrait le revoir au déjeuner. Ce n'était pas très long, et puis elle ne devait pas être très attachée à lui. D'ailleurs, c'était même étrange qu'elle apprécie autant quelqu'un qu'elle rencontrait pour la première fois. Elle était beaucoup plus méfiante habituellement...
Elle se rendit compte que le garçon était très près d'elle. Il avait dû se rapprocher et s'était baissé, ses yeux fixés sur elle. Elle prit peur et recula d'un pas. Pourquoi est-ce qu'il s'approchait autant? Elle avait quelque chose sur le visage? Mais il se redressait, le regard perdu. Lui-même n'avait pas l'air de savoir. Il devait être fatigué. C'est ça, la fatigue devait le faire agir bizarrement, sinon il ne ferait pas ça. Il devait avoir eu son content d'émotions fortes cette nuit-là, et il était tellement fatigué qu'il ne savait plus ce qu'il faisait. Ça ne pouvait être que ça, n'est-ce pas?
Elle baissa les yeux. Elle avait peur qu'il ne voit son regard se perdre sur son visage, cherchant à en inscrire l'image dans sa mémoire. Elle avait peur de ne pas pouvoir s'en aller alors qu'il était juste devant elle. Et ses pieds étaient si intéressants!

"Je... pense que tu devrais aller te coucher. Tu as l'air fatigué... Je vais y aller aussi. Passe une bonne fin de nuit, et puis... Désolée de t'avoir fait perdre ton pari. Repose-toi bien."

Elle avait prononcé les deux dernières phrases en relevant un peu la tête, un sourire sur les lèvres et tentant de faire disparaître la distance qu'elle avait mise entre eux. Elle ne voulait pas non plus le mettre mal à l'aise en lui faisant croire qu'elle le fuyait alors qu'ils se retrouveraient dans quelques heures. Son recul était un réflexe, il ne fallait pas non plus qu'il le prenne comme une interdiction de l'approcher. Car après tout, ç'avait été si agréable de tenir sa main...

Elle avait reculé... Kai venait de comprendre qu'il avait fait une erreur. Il ne devait pas l'effrayer. Dans son esprit, quelques part dans sa tête, il se fit la promesse silencieuse de ne rien tenter envers Hoshi... pas maintenant, pas tout de suite, pas avant d'être sur qu'elle n'avait plus peur de lui. Et ca prendrait surement un peu de temps. Il finit par sourire doucement pour la calmer et lui montrer qu'il s'excusait de son geste. Il ne savait pas trop ce qu'il avait tenté de faire lui même... peut être qu'il avait encore voulu la serrer dans ses bras, comme un peu plus tot dans la soirée. Ca avait été agréable... il s'en souvenait... Il finit par sortir de ses pensées quand la jeune fille lui rappela qu'il était temps d'aller dormir. Oui... ca serait bien. Il jeta un coup d'oeil par la fenêtre la plus proche. Il était tard, très tard. S'il tombait sur un professeur, il serait mal, très mal. La nuit était déjà bien avancée et sans être un spécialiste en la matière, Kai pouvait affirmer que le jour n'était plus très loin. Dans quelques heures a peine les premiers rayons du soleil allaient percer le ciel. Il devait lui rester 6h de sommeil, tout au plus. Hé bien ca serait suffisant , il faudra faire avec. Et surtout il faudra être en forme demain pour être avec Hoshi.

Il reposa son regard sur elle, elle avait réduit la distance entre eux. Kai sourit. Il baissa les yeux pour regarder le sol et réfléchir un instant. Il n'y avait plus rien a faire, plus rien a dire, il devait s'en aller... mais il n'en avait pas envie. Pourtant rester plus longtemps serait déraisonnable, il le savait. Il finit par soupirer très légèrement et releva la tête. Dans ce genre de situation, un mec normal aurait surement trouvé le meilleur moyen de dire au revoir a la jeune fille. La prendre dans ses bras, l'embrasser sur le front ou sur la joue, lui tapoter la tête gentiment... Ouais un truc dans le genre. Mais pour Kai tout ça relevait du défi personnel. Rien que le fait d'y penser le faisait devenir rouge pivoine et il détourna bien vite les yeux. Il se racle un peu la gorge en toussant légèrement, pas la peine d'y penser il n'y arriverait pas, pas comme ça en tout cas, pas de suite. Il reposa son regard sur la jeune fille et inclina légèrement la tête.

"Ho pas de soucis pour le pari, ne t'en fais pas.... c'était une idée stupide de toutes façons."

Il rit légèrement en se passant la main sur la nuque, un peu nerveux. Qu'est ce que ses amis allaient bien pouvoir lui dire? Surtout qu'il ne devait pas parler d'Hoshi. Si on apprenait qu'il l'avait vu dans le bâtiment... elle aurait des soucis. Ba.. il trouverait bien une excuse. Il avait trop froid, il avait trop faim... il avait trop peur, peu importe du moment que ca pouvait permettre a la jeune fille de s'en sortir sans problèmes.

"Bon et bien... a demain Takana-chan. Bonne nuit a toi aussi..."

Il fit un pas en arrière, la regarda un instant avant de faire volte face et de s'enfoncer dans les ténèbres, prenant la direction de sa chambre. Une chose était sur, il aurait des rêves très animés cette nuit.

[FIN pour Kai]

Takana-chan... Son nom résonnait à ses oreilles, elle l'entendait comme jamais auparavant. Prononcé par Kaedo-senpai, il sonnait.... Différent. C'était étonnant ce que le garçon avait changé en une nuit. Elle se sentait plus libre, avec lui. Comme libérée de l'emprise de Hoshi. Après tout, c'était ce qu'elle était venue chercher, en allant en pension, non? Une vie normale, pouvoir être elle-même aux yeux des autres et non pas une fausse personne que l'on lui réclamait. Elle pensait pouvoir atteindre son objectif en se cachant des autres, pour ne pas avoir à s'expliquer. Mais la proximité de Kaedo-senpai avait accentué sa liberté: serait-ce le cas avec tout le monde, ou était-il unique? Demain, elle essaierait de parler aux filles de sa classe. Si elles pouvaient lui apporter autant que le jeune homme qui lui faisait face, sa libération serait complète. Ô combien elle avait attendu ce moment, tapie dans le noir et avançant sur la mauvaise route! Mais Kaedo l'avait éclairée, et elle savait désormais quel chemin suivre. Elle lui serait éternellement reconnaissante.

Mais pour l'heure, seul son dos lui faisait face, il était sur le départ. Un instant, la panique la saisit: elle. Voulait dire quelque chose, n'importe quoi, des mots qui le feraient se retourner, pour qu'elle puisse voir son visage encore une fois. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, et Kaedo-senpai disparut dans l'obscurité ducouloir. Seulement là un son sortit de sa gorge. Un seul mot, empli de significations. Un seul mot, symbolisant tantt d'émotions.

"Merci"

La porte de sa chambre s'ouvrit à la pression de sa main sur la poignée. Silencieusement, elle se glissa dans son lit, toute habillée. Elle ferma les yeux et s'endormit, repensant encore et encore au garçon que son violon lui avait amené.

[Fin pour Hoshi]