Aujourd’hui n’était rien de plus qu’une journée ordinaire. Vêtue de sa blouse blanche, Suzuna n’en restait pas moins élégante. Ses sublimes & longs cheveux noirs qui la caractérisaient tant, étaient coiffés en chignon, tandis qu’elle portait de simples ballerines blanches virant au gris. Pendants en argent en guise de boucle d’oreilles, & grigri métalliques autour du poignet agrémentaient sa tenue de travail. Le bruit de cliquetis qu’occasionnait ses coups de balais, l’avait par ailleurs rendu assez célèbre au sein de l’établissement, tant ces derniers frôlaient l’insupportable. Sa réputation de Princesse Cendrillon version ours Polaire n’était plus à refaire … Pourtant, Suzuna ne mettait pas le paquet durant son service. La Belle optait même, pour un maquillage plutôt sobre. Un peu de mascara, et du crayon noir suffisaient pour éliminer les bactéries & autres méchantes tâches de gras.

13h00… L’heure où la majorité des élèves partaient du self, après y avoir semé le chaos & la désolation. Transformé en un véritable champs de bataille, à mi chemin entre Beyrouth & Bagdad, il fallait avouer que la pièce était dans un sale état, après le passage de cette cohorte d’ados prépubères. Et la tâche ingrate de tout remettre en ordre, revenait bien évidemment au Caporal Suzuna. Armée de son balais, de son sceau remplie d’eau de Javel, et de chiffons en tout genre, la Belle pénétra sur le terrain d’affrontement, à moitié déserté. Il restait encore quelques tribus irréductibles qui finissaient leur Bentô. Regroupés, ils occupaient les tables se trouvant à proximité des fenêtres. La Belle, sans un regard pour eux ni même pour personne, commença donc à entamer son premier coup de balais du côté déserté. Sa mauvaise foi, la conduisait à parfois comparer les élèves à de véritables porcs. Mais les étudiants n’étaient pas aussi sales qu’elle avait beau le clamer. Alors qu’elle commençait à peine à frotter le sol dans ce coin-ci de la pièce, des rires moqueurs attirèrent l’attention de la Belle. Elle lança un regard des plus nonchalants en cette direction et vit une espèce d’empotée en train de se démêler tant bien que mal pour faire partir une tâche de soupe miso sur sa jupe, grains de riz et arêtes de poissons aux pieds…

* Putin c’est pas vrai, ils ont vraiment décidé de me faire chier aujourd’hui … *

En plus de devoir supporter cette écrasante chaleur amplifiée par la cohue, il fallait désormais qu’une malédiction s’abatte sur les élèves transformant leurs mains en moignon, les empêchant ainsi de transporter un plateau repas sur moins de 10 mètres ... Suzuna ronchonna seule dans son coin, laissant l’empotée se débrouiller par elle-même, tout en continuant d’astiquer sa petite zone non-occupée. Elle l’observa du coin de l’œil, la regardant saisir SON balais entreposé à l’autre bout de la pièce, pour au final non pas nettoyer mais étaler cette immonde flaque où baignait joyeusement tofu et poisson … C’est avec un regard dépité que Suzuna scruta la scène qui frôlait le comique. Fallait pas avoir bac +10 pour savoir passer le balais. La Belle lâcha un énième soupir, tout en continuant d’astiquer avec entrain. Faussement concentrée sur sa tâche, ce spécimen roux avait attisé sa curiosité malsaine, et se plaisait à l’observait discrètement et à l’écouter. "Bonjour. Navrée de déranger, mais tu as peut-être remarqué que j'ai un problème. Pourrais-tu m'expliquer comment cette chose fonctionne? Il y a un bouton?"

Ebahie devant cette situation des plus grotesque, elle grogna dans son coin : « Non mais elle est sérieuse là ? »

Finalement une étrange créature vint à son secours … Suzuna apprécia les « conseils pratiques » de la gamine, qui sentaient eux aussi l’autisme à plein nez. Elle grommela dans son coin : « Elles font la pair les deux là Miss Monde & Einstein » … Oui car Suzuna avait la manie de renommer tout le monde, et chacun y allait de son petit surnom.

Au final, Miss monde l’avait aidé … enfin presque. Une grosse flaque trônait encore fièrement au milieu de la pièce, tandis que les deux empotées restaient à côté, à s’observer et à se faire des sourires. C’était digne d’un Shojô pour gamines … La Belle lâcha un soupir, encore un. Le self s’était quasiment vidé, et il était grand temps pour elle, de finir de nettoyer l’intégralité de la pièce. Il lui restait encore à astiquer une grande partie de l’établissement avant ses cours du soir qui débutaient à 18h00.

C’est avec sa démarche assurée et son air hautain, qu’elle s’avança vers les deux jeunes filles qui l’insupportaient déjà. Armée d’une éponge et d’un sceau, elle débarqua devant Miss Monde & Einstein puis leur lança un regard présomptueux avant de leur « demander » sur un ton des plus sec :

« Excusez-moi de vous déranger mais puisque vous avez fini de vous amuser, j’aimerais bien pouvoir faire mon travail, et donc par la même occasion pouvoir récupérer mon balais.. »

Sans attendre leur réponse, elle s’empara de la chose, s’accroupit et commença à éponger la soupe miso qui dégoulinait sur le carrelage du self. Concentrée sur sa tâche, elle les ignora complètement. Suzuna était bien trop polie et froide, pour les insulter ou même ne serais-ce que les provoquer. Ce n’était pas son genre … Non, sa présence n’avait fait, pour le moment, que refroidir l’atmosphère générale …

Un seul coup d'oeil à son interlocutrice suffit à Nao pour se faire une vague idée de à qui elle avait à faire. Il s'agissait d'une fille, manifestement plus jeune, pas très féminine, mais justement, ce genre de traits physiques laissaient supposer une certaine sympathie. D'ailleurs, elle paraissait surprise d'avoir été interrompue pendant son repas, elle ne devait pas avoir l'habitude de voir du monde, étant donné qu'elle était seule à sa table. Nao se laissa dire qu'elle était assez introvertie, mais pas pour autant désagréable.

"Euh vu l'âge de cette serpillère, ça m'étonnerait qu'elle fonctionne à l'aide de boutons..."

Nao se mit à sourire intérieurement. Évidemment que ça ne fonctionnait pas avec un bouton, un enfant l'aurait compris aussi au regard de l'état déplorable de l'objet en question. Mais s'il n'y avait pas de bouton, alors la jeune rouquine ne savait définitivement pas comment enclencher un processus de nettoyage qui nettoierai vraiment. D'ailleurs, elle se garda bien de faire une quelconque réflexion puisque sa bienfaitrice commençait ses explications.

"... Par contre si tu fais des mouvements longs et qui vont tous dans la même direction au lieu de faire des mouvements circulaires, tu risques moins d'en éparpiller partout."

Nao se renfrogna un peu. Il était certain qu'expliquée comme ça, la tâche avait l'air simple. Mais demandez de faire ses lacets à un enfant, même en lui expliquant et vous verrez sa réaction. *Oh nan... Ça s'annonce long et fatigant apparemment... Elle a l'air douée la petite, pourquoi elle le ferait pas à ma place?...* Et pendant que Nao se perdait dans ses pensées, se plaignait en rêve de sa fatigue et priait pour qu'un bon samaritain se dévoue, la jeune étudiante qu'elle avait en face d'elle empoigna le balai-serpillère et commença son office. C'était trop beau! Trop beau pour être vrai, et de courte durée d'ailleurs, puisqu'après avoir fait une simple mais efficace démonstration de quelques secondes, elle lui remit le balai dans les mains avec un sourire. Pire que démotivée par cet espoir déçu et exténuée, Nao lui rendit un sourire d'une part forcé, mais surtout fatigué. En effet, elle aurait pu s'assoir sur une chaise ou s'allonger sur une table sur le champ et dormir quelques temps. Désespérée, elle allait s'atteler à sa tâche... * Si seulement, mais si seulement (!!) quelqu'un venait me sauver! Help!* Eh oui.. Quand on a jamais fait le ménage de sa vie, la première fois s'avère généralement longue et laborieuse. Oui Nao allait s'y mettre dans une petite seconde... Ou peut-être deux... Allez... Trois secondes de repos... C'était bien sûr sans compter sur l'apparition au sens figuré du terme d'une autre personne dans ce cadre plus que... Fatigant. Oui Nao avait déjà remarqué cette personne depuis que son plateau fût renversé, sans calculer un seul instant qu'il s'agissait bel et bien du sauveur dont elle rêvait depuis tout à l'heure. Elle l'avait d'ailleurs aussi déjà remarquée dans les couloirs, à la fin des cours mais jamais elle ne l'avait vue d'aussi près et surtout jamais cette personne ne s'était presque précipitée sur elle ainsi, du moins, elle le ressentait ainsi. Elle semblait déterminée dans sa démarche, mais surtout, pour avoir vu beaucoup de vernissages à Milan, Nao eut l'impression de voir une mannequin défiler sur son podium. A un détail près, que ce mannequin en question portait l'uniforme bien caractéristique et reconnaissable entre mille d'une femme de ménage, avec tout son petit matériel de nettoyage. S'agissait-il d'un canular? Non surement pas, où alors elle était très à l'aise dans son rôle.

"Excusez-moi de vous déranger mais puisque vous avez fini de vous amuser, j’aimerais bien pouvoir faire mon travail, et donc par la même occasion pouvoir récupérer mon balais.."

* Ben tiens... C'est sûr qu'on a l'air de se fendre la poire là!*

Le ton et l'attitude que la jeune femme avait pris inspirait le mépris, et bien qu'elle ait été correcte, Nao ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel avec un sourire en coin. La jeune fille ne pourrait définitivement pas apprécier ce genre de personne. Le genre de personnes qui fait tout pour se rendre plus désagréable qu'elles ne le sont en réalité. Mais elle était tellement heureuse d'être débarrassée de cette corvée qu'elle passa outre.

La femme de ménage se servit directement dans les mains de Nao afin de prendre le balai et faire ce pour quoi elle était payée. C'était tout à son honneur puisque dès l'instant où elle lui avait enlevé l'objet des mains, Nao avait quelque peu semblé renaitre de ses cendres. Elle était si fatiguée il y a quelques instants, et maintenant elle se sentait des envies de sourire - c'est ce qu'elle fit - et surtout se rappela qu'elle commençait à mourir de faim. Seulement vu l'heure qui avançait, le temps qui passait, les étalages de nourriture s'étaient vidés.

Adressant un sourire satisfait au miracle ambulant, Nao alla s'assoir en face de cette dernière à la table qui initialement était celle de sa jeune camarade. Son regard passa deux fois du bentô qui trônait sur la table à sa propriétaire. Elle parût hésiter quelque peu avant de l'interroger:

"Dis-moi ça t'embêterait de partager ça avec moi? Y a plus rien là-bas..."

Nao était naturellement devenue plus familière, bien qu'il n'y avait pas raison... Ah si! Elle lui avait montré comment faire, même si maintenant le problème était résolu.

"Au fait merci, j'ai compris comment faire maintenant."

Elle jeta un coup d'oeil rapide et amusé à la mannequin-femme de ménage et ne put s'empêcher d'ajouter:

"... Mais tu vois, même si la difficulté c'était de le faire apparaitre, y a un bouton!" * Et super efficace, même s'il fait un peu la gueule...*

Enjouée, il s'agissait juste d'une taquinerie, et surtout de se féliciter de s'être sortie de cette situation en trouvant le bon bouton. Restait à savoir comment celle qui avait des allures de photos de magazine - toujours en excluant l'uniforme - allait bien réagir. Cependant elle se garda bien de finir sa phrase à voix haute... Ça aurait pu être dangereux pour les deux jeunes filles.